Royaume secret

Je devais avoir à peine 2-3 ans, j’étais assise sur le quai, baignée des premiers rayons du matin, à re - garder ma mère qui se lavait dans le lac, comme dans une grande baignoire d’eau noire, faisant mousser le shampoing dans ses longs cheveux roux de reine norvégienne. Le soleil était à peine détaché de l’horizon, la lune fugitive, le ciel prenant feu et se parant de couleurs chaudes et improbables. Difficile de savoir si cette image je l’ai trafiquée, amplifiée et embellie avec le temps. Peu importe, il y a toujours un sentiment de profonde quiétude qui m’inonde chaque fois que je repense à ce souvenir, le premier du chalet de mes grands-parents et peut-être mon premier souvenir tout court.

Le chalet. Celui qui trônait au bord du lac Brûlé comme un gros gâteau de fête illuminé et qui atti - rait le regard des passants à pédalo. Son île fantas - tique juste en face, remplie de bleuets, qui persistait à se dessiner au travers du brouillard, même quand celui-ci était trop épais.

Mes plus beaux souvenirs sont ceux-là, inondés de soleil, avec le son des feuilles de bouleau qui fré - tillent dans le vent, les guédelles toutes rouges qu’on cueillait pour en faire des « confitures » pour mon grand-père, alors qu’on ne faisait que les écra - ser minutieusement et y ajouter du sucre. Couchée sur le quai, je passais des heures à attraper des ménés avec un tamis en métal. Je leur faisais des maisons dans une grosse chaudière blanche remplie d’eau, aménagée de pierres et de sable.

Le chalet a été vendu et rénové plusieurs fois de - puis. Celui que je connais n’existe plus que dans ma tête, comme une illusion qui, plus je vieillis, se dis - sipe en ses contours. J’ai souvent peur qu’un jour il disparaisse complètement. Je nourris paisiblement chaque détail qu’il m’en reste pour garder son fan - tôme bien vivant.

Dormir sur la mezzanine et, au matin, contempler le paysage sans même lever la tête de l’oreiller : un cratère rempli d’eau, lové dans une couronne de montagnes. Une fresque féérique et intrinsèque à l’odeur du café fumant qui coulait dans la cuisine en bas. Des croissants au chocolat tout chauds. Le bruit des armoires qui ouvrent et qui referment, le ressort de la porte en moustiquaire battant l’air frais vers l’intérieur, des effluves de terre, de cail - loux et d’épines de pin. Le feu dans le poêle, le thé dans la grosse bouilloire en métal bosselée, direc - tement posée sur celui-ci. Me tirer du hide-a-bed au son de ma grand-mère qui sifflote, faire craquer le plancher là où il a toujours fidèlement craqué, glis - ser mes doigts sur le garde-fou fait de longs tron - çons d’arbres vernis. Le lac, si on se levait assez tôt, se laissait surprendre encore endormi, immobile comme un miroir. Le soir, des feux de camp bril - laient dans toutes ses baies, laissant la fumée danser avec la brume qui s’installait en son centre. Comme je rêvais de m’y étendre, ça avait l’air si doux!

Ma grand-mère m’emmenait faire le tour du lac à pieds, par la seule rue qui l’entourait. Sinueuse et complètement déserte, il y faisait si noir qu’on pei - nait à distinguer nos propres mains. Elle me lais - sait porter la lampe de poche qui dessinait un rayon bien droit devant nous, se heurtant à la brume qui se déroulait comme un tapis jusqu’à la route. Elle sifflotait tout le temps, même si ses talons lui fai - saient mal.

Une fois rentrées, on mangeait des collations avec un thé fumant, toutes deux recroquevillées audessus d’un casse-tête. La télévision jouait toute la nuit, elle nous berçait dans une lumière bleue alors que je m’enlisais tranquillement dans mes rêves, couchée sur le divan. Ma grand-mère finissait par s’endormir aussi, étendue dans son lazy-boy coiffé d’une peau de mouton. Des fois je me réveillais juste pour voir si elle était encore là. Et le matin, mon grand-père venait nous réveiller en faisant des sin - geries et en maudissant amoureusement ma grandmère de toujours passer la nuit dans le salon.

Les Archie que je lisais sur le bord de la porte ou - verte en attendant que l’orage passe, l’air humide, la pluie, le martèlement de chaque petite goutte sur le toit en tôle. Le brouillard, la pêche en chaloupe. Ma ligne qui se prenait toujours dans le fond pour me laisser croire que cette fois-ci j’en avais attrapé un gros pour vrai. Et l’hiver, quand le lac gelait assez dur, on pouvait marcher dessus.

Le potage parmentier que ma grand-mère me ser - vait quand il faisait froid, crémeux et fumant avec du poivre et du fromage, toutes les savoureuses sauces qu’elle faisait en déglaçant ses fonds de poêle avec du thé qui restait dans la théière juste à côté. L’ail en poudre qu’elle mettait dans tout. Les homards qu’elle endormait sur la pantry, la tête en bas, avant de les plonger dans une marmite d’eau bouillonnante. Roger Whittaker qui jouait fort, la grosse table en bois avec ses bancs sur lesquels je m’étendais toujours après les repas. Le petit calice fait en papier d’aluminium de paquet de cigarettes que mon arrière-grand-père avait lancé dans les airs pour le faire coller à une des poutres du plafond avec sa salive. Comme par magie, sa petite sculp - ture est restée collée-là pour toujours.

Il y avait aussi les ratons laveurs sauvages de mon parrain qui venaient nous rendre visite chaque soir en échange de quelques restes de table. La grosse pompe en fonte rouge sur le comptoir qu’il fal - lait actionner pour avoir de l’eau fraîche du puits, la maisonnette extérieure pour faire le BBQ d’où émanaient les fumées les plus exquises. Le poulet BBQ, le Gatorade rouge en poudre, le frigidaire qui empestait les fromages fancy que ma grand-mère stockait précieusement. Il y avait toujours un pot en cristal sur la petite table près du divan rempli de quelque trésor à se mettre sous la dent : des noix à craquer avec une pince, de gros morceaux de choco - lat, des jujubes en tranches d’orange que juste mon grand-père aimait vraiment.

J’y rêve souvent. Comme si cet endroit per - du dans son obsolescence retontissait dans mon subconscient pour me faire comprendre des choses, ou m’ancrer, tout simplement. Parfois le lac se vide complètement pour que je puisse retrouver le piège à ménés que j’ai un jour perdu pour vrai au bout d’une corde trop fatiguée, ou il devient turquoise et s’anime de hautes vagues formidables, ou encore, il s’illumine de par en dessous, comme si des lumières étaient allumées en son fond. Parfois ce sont des nénuphars qui se rassemblent sous mes pieds pour me servir de radeau, ou un poisson gros comme une maison, doré et étincelant, qui fait des bonds au-dessus de la surface pour y replonger aussitôt en souriant. C’est mon royaume secret. Quand je n’ar - rive pas à dormir, je ferme les yeux et j’y retourne, visitant chaque pièce, repassant mes doigts sur ses surfaces rugueuses, faisant craquer les planchers et m’emplissant les poumons de cet air si doux em - preint de café, d’ail en poudre et de feu de poêle.

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