Noris Ledesma - Seule au combat

On s’était levés tôt pour faire la route de Miami à Choral Gables dans le sud de la Floride, sous un soleil déjà écrasant pour l’heure. À bord d’une voiture louée dont le climatiseur fonctionnait juste à moitié, on a suivi le chemin que nous indiquait le GPS, jusqu’à ce qu’on rejoigne le rang où poussent toutes sortes de plantations commerciales : avocats, bananes, poivrons, mangues et autres.

C’est en regardant le documentaire Fruit Hunters de Yung Chang que nous avions entendu parler du Fairchild Institute, un jardin botanique / centre de recherche qui a pour mission de sauver la biodiversité des plantes tropicales; un peu comme l’arche de Noé, mais pour les fruits. Ce centre est issu de l’initiative de David Fairchild, un botaniste né en 1869, qui, jusqu’à sa mort en 1954, a voué sa vie à l’exploration de tous les continents pour rapporter des plantes aux États-Unis. Plus de 20 000 espèces de plantes sont arrivées ici grâce à lui, dont les cerises, les dattes, les nectarines, l’alfalfa, le soya, le coton et les mangues.

Noris Ledesma chapeaute aujourd’hui l’héritage fruité de David Fairchild. Cette dernière nous a donné rendez-vous dans l’une des propriétés du Fairchild Institute qui lui a été attribuée pour réaliser son projet de vie : poursuivre ses recherches sur les mangues – une plantation de 20 acres sur laquelle se trouve une maison centenaire cachée au milieu d’une épaisse barricade d’arbres débordant de fruits mûrs. Un jardin d’Éden des temps modernes comprenant des avocats gros comme nos têtes qui se balançaient dans l’air humide juste à la hauteur de nos mains, des fruits du dragon fuchsia qui mûrissaient au soleil, d’énormes fèves beiges trop mûres pour rester accrochées à leurs branches qui jonchaient le sol. Des figuiers, des palmiers garnis de belles grosses noix de coco jaune soleil et un autre arbre rempli de fruits rouges ressemblant à des poires, l’akée qui, semble-t-il, peut tuer sur-le-champ quiconque oserait en prendre une mordée alors qu’elle n’est pas encore mûre. Une des femmes de David Fairchild aurait d’ailleurs perdu la vie en y goûtant!

Elle était là, notre belle Colombienne, en chair et en os, telle que vue dans le documentaire, avec un sourire aussi large que les énormes fèves qui cassaient sous nos pieds. Il devait faire 46 000 degrés dehors. La sueur nous ruisselait dans le dos alors qu’on discutait dans l’entrée. Noris nous attendait avec un déjeuner déjà servi : du fromage dans l’huile avec des herbes, des biscottis, des gros morceaux de mangue orangée et juteuse à souhait – on devinait qu’elle venait d’être cueillie - et d’énormes haricots ressemblant à des olives. C’était des « pépins » de jackfruit ou fruit du jacquier, un énorme fruit, le plus gros au monde, poussant à même un arbre, en fait. Elle les avait fait bouillir, puis nous les a servis avec du sel.

Noris est une passionnée. On la suivait alors qu’elle nous entraînait à travers les rangées d’arbres sur sa terre. Alors que Mathieu et moi esquivions les nombreuses toiles d’araignées qui s’étendaient du sol jusqu’à la partie la plus haute des arbres – avec des centaines d’araignées dedans - Noris elle, avançait sans hésitation en nous jasant avec cet adorable accent colombien. Elle nous a montré les avocats, les mangues et les énormes fruits du jacquier, que nous voulions absolument voir de plus près. Au Québec, on trouve plutôt ce fruit en conserve dans les épiceries asiatiques. On en fait du faux pulled pork notamment, en y ajoutant épices et condiments. On a pu en cueillir un, Mathieu devait tenir le gros fruit tandis que Noris coupait la tige avec un sécateur. Le fruit s’est laissé tomber mollement de tout son poids. Selon mes calculs il devait peser au moins quarante livres, mais les fruits du jacquier peuvent facilement atteindre soixante-dix livres! On a même pu l’ouvrir – les mains enduites d’huile végétale parce que le fruit du jacquier laisse échapper une sève collante qui rappelle la gomme à mâcher. À ce moment-là, tout ce que nous savions à propos du fruit du jacquier c’était qu’il n’avait pas vraiment de saveur et que sa chair beige pouvait s’effilocher. Mais à l’état frais, c’est une tout autre histoire! La chair présente une belle couleur jaune pastel et son goût rappelle un peu celui de l’ananas.

La langue: un amour viscéral

Noris a grandi avec sa grand-mère en Colombie et toute son enfance a été bercée par la présence des arbres à fruits tropicaux qui poussaient dans sa cour. Les fruits sont toute sa vie. Mais son préféré, c’est la mangue. Pour Noris, la mangue n’est pas qu’un simple fruit, c’est un mode de vie qui lui a permis de faire le tour du monde. Selon elle, la mangue n’a rien à envier aux autres fruits, comme les bananes par exemple : « les bananes n’ont pas d’âme! Elles sont pratiques, elles nous viennent dans un bel emballage naturel, elles remplissent l’estomac, elles sont économiques, mais elles ne nous atteignent pas au cœur. Les mangues nous connectent à nos souvenirs. Elles ne sont pas qu’un fruit, elles sont des bonbons offerts par la nature. Elles me projettent dans mon enfance, dans mes racines. C’est comme l’odeur d’une tarte de grand-maman, ça vient secouer en dedans, ça m’émeut. Les mangues sont complexes, elles ont toutes des caractères différents, des parfums et des couleurs propres à chacune, elles sont comme des personnes finalement ».

Des relations fructueuses

Étant aussi enseignante à l’université, notre hôtesse a tôt fait de nous expliquer la provenance de ce fruit qui lui chamboule l’intérieur. Vers les années 1700, ce sont les pirates venus de l’Inde et du Portugal qui parcouraient les océans avec des provisions de mangues qui sont responsables de la propagation de ce fruit au goût délicat. Non loin des côtes des Caraïbes, ils ont jeté leurs déchets par-dessus bord, dont des noyaux de mangues. Ceux-ci auraient germé dans l’eau et se seraient échoués sur les berges pour y prendre racine. Ces arbres ont donné d’autres fruits qui ont également poussé pour en donner d’autres et c’est ainsi que les mangues Turpentine sont arrivées en Amérique.

Deux siècles plus tard, David Fairchild de retour d’un périple en Inde, a planté ici même à Choral Gables, le seul échantillon de manguier ayant survécu sur les trente-six qu’il avait rapportés – et il est encore bien vivant aujourd’hui! L’arbre a pris racine et a poussé sans qu’on y prête trop attention. Il a commencé à se reproduire avec les arbres à mangues Turpentine qui, elles, sont petites et jaunes. Un matin on remarqua une énorme mangue toute rouge et juteuse dans le haut d’un des arbres. Puisqu’elle a été découverte sur le terrain de la famille Haden, la nouvelle mangue mystère a hérité du nom et c’est une des mangues les plus commercialisées dans le monde aujourd’hui.

Quantité vs qualité

Avec la technologie, il est facile aujourd’hui d’avoir des fruits tropicaux à longueur d’année en épicerie. Toutes les semaines, on peut se procurer des mangues n’importe où. Mais il n’y a rien de normal là-dedans. Noris nous explique le problème en réajustant son mignon chapeau d’exploratrice : la qualité des mangues issues des cultures commerciales s’est continuellement détériorée puisque les industries poussent davantage dans le sens du volume que dans le sens de la qualité. On cherche la perfection à tout prix, tous les fruits doivent être pareils. Ça, l’industrie l’a bien compris et nous l’impose, même.

La façon dont les producteurs traitent notre nourriture est complètement aberrante. Ils stimulent les différents stades du cycle de floraison, de la naissance des fruits et même de leur mûrissement avec des produits très puissants. Ces ajouts de produits affectent l’équilibre chimique des arbres. On essaie de produire des fruits parfaits, mais on en paye le prix de notre santé. Par exemple, les mangues sont sujettes à l’anthracnose, une maladie, un champignon qui laisse des taches noires sur le fruit. Mais une fois le fruit pelé, la mangue goûte la même chose. « Les taches noires ne vous tueront pas, les produits pour les éliminer, ce sont eux qu’il faut éviter! », s’exclame Noris. Elle nous a confié qu’elle a été atterrée par la façon dont certains agriculteurs produisent les aliments que nous consommons. Notamment dans certains pays d’Asie; ils épandent engrais et pesticides à n’en plus finir sans même protéger leurs travailleurs. Ils ont la même philosophie pour leur personnel que pour leur produit : ils en perdent un, ils peuvent le remplacer par dix autres. Tout ça au profit de leur portefeuille. Et nous, que faisons-nous? Nous les consommons ces aliments.

Bien que le problème touche la grande majorité des variétés de fruits que l’on consomme, Noris a choisi son combat et le tableau est bien clair : elle doit réinventer la manière dont on produit la mangue. En premier lieu, son rôle est de conscientiser ces grosses compagnies, elle doit leur enseigner qu’elles peuvent tirer profit de leurs cultures de façon naturelle, en intégrant différents types de mangues qui arriveront à maturité à des moments différents dans l’année. Ce qui a pour effet de prolonger leur période de production, naturellement. C’est une bonne solution pour l’instant, mais ça ne règle pas le problème des engrais et insecticides. Selon notre Colombienne, d’autres avenues restent à visiter – pourquoi ne pas « inventer » une mangue qui ne nécessite aucun ajout de produits chimiques?

Une quête sans fin

Alors en mettant tous ces morceaux ensemble et en repensant au manguier de David Fairchild qui s’est reproduit avec les manguiers sur place, Noris en a déduit qu’il fallait laisser aller la nature et que la réponse se trouvait probablement plus sur le terrain que dans un laboratoire.

La mission de Noris est d’apporter un changement, même si, selon elle, ce changement est minime, voire presque futile tellement la tâche est énorme. Avec le peu de ressources à sa portée, il est très difficile d’y arriver. La façon la plus simple, et non la moins longue, est d’arriver à jouer avec les gènes des plantes, mais de façon naturelle. Elle tente de créer une super mangue naturelle sans pesticides, sans OGM, sans engrais chimiques, qui possède toutes les qualités pour être cultivée et vendue de façon commerciale : une peau résistante aux meurtrissures et aux maladies, une couleur attrayante, une saveur et un parfum exquis, une forme capable de supporter les coups pendant le transport. Elle organise des blind date entre différents arbres et les laisse donner naissance au meilleur fruit. Elle place dans une tente un arbre femelle d’une variété X avec un arbre mâle d’une variété Y. Elle y place ensuite ses abeilles (parce qu’elle est également apicultrice) et elle les laisse s’occuper naturellement de la pollinisation. Et plus tard, des fruits naîtront. Elle procède ainsi jusqu’au jour où elle découvrira la mangue parfaite. Mais c’est un très long processus, ça prend beaucoup de temps laisser la nature faire son travail. Il y a plus de 60 espèces primaires de mangues qui existent dans le monde, toutes cachées dans différents pays et dont les arbres poussent souvent loin dans la jungle. Noris part à la recherche de ces espèces pour en faire différents croisements. Elle rapporte des bouts de branches vivants et les clone de façon naturelle. Une fois ses clones réussis, elle peut procéder à la reproduction.

Le clonage naturel est relativement simple : elle part d’une botte de racines de manguier Turpentine bien vivantes et greffe, au bout de la tige, le bout d’une tige rapportée de ses périples. Ainsi le bout de branche étranger tire tous les nutriments des racines sans modifier sa génétique. Si elle clone un arbre qui a trente ans, le clone aura l’historique des trente dernières années dans sa génétique.

Cette opération est beaucoup plus intime et délicate qu’on imagine. C’est comme faire l’amour! Noris entreprend le clonage seulement lorsqu’elle est calme et détendue, il faut que ce soit tôt le matin avec son petit café, à l’ombre, lorsqu’elle se sent heureuse. C’est une véritable cérémonie qui requiert de bonnes vibes. Si elle se sent trop stressée ou préoccupée, elle doit attendre parce qu’elle sait d’expérience que ses plantes ne prendront pas. « Les gens croient que je suis folle, mais ça prend vraiment un degré d’énergie spécifique, il faut être relaxe. »

Mais le plus ardu dans tout ça, c’est que, puisque le processus est naturel, Noris ne peut jamais savoir exactement quelles qualités seront mises de l’avant dans chacune des expériences. Une peau résistante aux meurtrissures? Une couleur attrayante? Il n’y a pas de moyen de savoir d’avance. Elle y va à tâtons : « I’m shooting in the dark », nous confit-elle. C’est un processus d’essais et d’erreurs fastidieux. Après 6 ans, son travail totalise plus de 620 croisements différents. La mangue « parfaitement commercialisable » reste encore à être découverte.

Noris a dû quitter tout de suite après l’entrevue pour prendre un vol vers la Colombie pour aller chercher d’autres espèces. Mais elle nous a permis de nous amuser et d’explorer les lieux davantage, de goûter les mangues, d’ouvrir tous les fruits qu’elle avait cueillis pour nous. Nous les avons tous ouvert, un après l’autre, pour découvrir leurs arômes, leurs couleurs, leur saveur. Des caramboles, des ice-cream beans (les longues fèves que nous avions vues devant la maison) et bien sûr, des mangues. Des mangues de toute sorte; des rondes, des élancées, des juteuses et d’autres, plus sèches. Même une dont le noyau était poison et mortel! C’est difficile de décrire le sentiment qui nous habitait à ce moment-là, vous savez ce sentiment qu’on éprouve en rêve, un genre d’émerveillement absolu? C’était exactement ça.

Le fait de nous savoir sur une terre d’abondance avec toutes les mangues que nous voulions, parfaitement mûres, prêtes à être cueillies, encore gorgées des chauds rayons du soleil et d’un jus sucré, parfumé et exquis qui dégouline entre les doigts (si je ne vous ai pas donné envie de manger une mangue, là, maintenant, je ne sais pas quoi faire avec vous!). On était libres de manger tout ce qu’on voulait! Sauf bien sûr l’akée, que Noris nous avait bien défendu d’ouvrir, même pas juste pour regarder.

Avec ses cinquante-deux belles années de vie derrière la cravate (on lui en donnerait quarante tout au plus, ça paye de manger des mangues naturelles tous les jours!), on ressent bien l’urgence de Noris de faire avancer le projet qui est semé d’embûches. Celui-ci n’est pas encore assez intéressant aux yeux de l’industrie et du gouvernement (!), son but à court terme est d’obtenir des subventions afin de se bâtir une équipe pouvant l’aider dans ses recherches. Elle est toute seule avec une plantation de 20 acres, un défi de taille. Elle accueille annuellement plusieurs groupes de personnes, surtout des étudiants de partout dans le monde, qui viennent lui donner un coup de main. Pour financer ses opérations, elle vend une bonne partie des fruits qui poussent sur la plantation.

Noris tente aussi de développer des mangues spécifiques pour différents marchés, comme la Canestel par exemple, qu’elle aimerait introduire dans le domaine de la nourriture pour bébés. Lorsqu’on lui demande de décrire sa profession, elle répond : « I am a mango lover », c’est tout. Elle compte bien consacrer à cette plantation toutes les années de vie qu’il lui reste, qu’on espère encore bien nombreuses.

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