Jay Gladue - Honorer ses racines
C’est par une chasse au trésor que la journée a com - mencé. La réception bourdonnait d’invités enthou - siastes en peignoir, et l’équipe de l’établissement marchait des passerelles aux escaliers d’un pas cer - tain, affairée à dresser une série de tables de manière impeccable et à faire le plein de serviettes de plage pour assurer le succès d’une nouvelle journée sous le soleil au BALNEA SPA. Mes yeux parcourent les lieux, je suis à la recherche de Jay Gladue, chef du restaurant LUMAMI. Le cou étiré vers l’arrière du bar, on me vient à l’aide avec un indice : « Vous le trouverez à la maison bleue!»
La maison bleue. De retour à bord de mon véhicule, je n’ai qu’à effectuer deux virages pour l’apercevoir : « Je dirais qu’elle tire davantage sur le gris... Mais je crois que c’est ici. » On joue au chat et à la souris pendant quelques minutes avant de finalement se retrouver à l’entrée de sa cuisine. Jay valse d’un coin à l’autre de la pièce en répondant aux questions de son équipe au passage. À quelques heures de l’ouverture du restau - rant, il est visiblement occupé, mais son sourire est détendu, et l’atmosphère aussi. Je lui propose de discu - ter en le suivant sans interrompre ses tâches du jour. « Two birds, one stone. Perfect. We have a lot to cover! »
Aussitôt arrivée, aussitôt repartie, cette fois à bord de sa caravane blanche. Le mode de vie d’un chef cuisi - nier est exigeant, rapide, et détonne avec notre en - vironnement - les vallées et les routes de campagne qui s’y faufilent invitant davantage à la lenteur, à la contemplation.
Ces paysages de la Montérégie ressemblent à ceux où Jay Gladue a grandi, au pied des Rocheuses, dans un village de la Colombie-Britannique. Son enfance ber - cée par les montagnes, ses racines cries et la sagesse de sa mère, une femme-médecine, teintent son travail et tout son être. « Quand j’étais petit, mes parents me demandaient si je souhaitais être soigné à la maison ou à l’hôpital, j’ai toujours préféré les remèdes de ma mère aux visites chez le médecin. » Aujourd’hui, in - troduire des herbes et des aliments qui soignent, pro - tègent et guérissent selon les saisons fait partie de sa réflexion lors de la création de ses menus. Une ma - nière d’honorer ses ancêtres, d’aimer sa clientèle.
Premier arrêt - chez lui. Une maison posée au som - met d’une petite colline et bordée de ses trois jar - dins. Ou plutôt - de leurs trois jardins. Dès l’arrêt du moteur, Reilly, son amoureuse et complice, et Olive, leur plus grande joie, nous rejoignent. Reilly est historienne de l’art et a grandi les deux mains dans les multiples jardins de sa famille. C’est elle qui noircit des cahiers d’écriture de ses notes et obser - vations sur tout ce qui grouille et qui pousse autour de leur demeure. Leurs connaissances respectives se conjuguent au quotidien pour nourrir leur éternelle curiosité du monde et de la nature et poursuivre le développement de leur art.
Jay profite de notre arrêt pour cueillir de grandes feuilles de kale tirant sur le mauve et me tend des petits pois en m’expliquant que chaque année, chaque plant de légume doit être relocalisé pour profiter d’un nouveau sol, enrichi par la plante qui y résidait avant. Sans cacher son excitation, il an - nonce notre prochaine destination à Reilly : « I’m taking them to Annie’s tomato jungle! » Une jungle de tomates donc, mais pas n’importe lesquelles, « les meilleures du monde entier ».
De retour sur la route, j’ai envie d’en savoir plus sur les particularités de sa cuisine. À Vancouver, la cuisine japonaise fut l’une de ses grandes écoles et résonne encore dans ses plats, mais ce n’est pas la méticulosité avec laquelle on y présente les aliments qui l’inspire, c’est même plutôt l’inverse. Au Japon, il existe un terme, kintsugi, qui décrit une méthode de réparation des porcelaines au moyen d’une laque dorée. Une manière esthétique d’observer ce qui a été brisé, de créer du nouveau avec le fissuré, le dé - composé. C’est cette approche qu’il enseigne à ses cuisiniers. « Je leur dis dis : "Laisse aller, laisse tom - ber les choses dans l’assiette, et regardons ce que ça donne!" »
La philosophie wabi-sabi, qui suggère un retour à la simplicité et qui invite à découvrir la beauté dans l’imparfait, est également au coeur de sa cui - sine responsable. Cette attitude lui est particuliè - rement utile en hiver, une période hostile pendant laquelle offrir une intéressante variété d’aliments à sa clientèle n’est pas une tâche facile. C’est à ce moment que sa créativité entre en jeu et qu’un grand laisser-aller doublé d’une sobre modestie face aux cycles de la nature devient une combi - naison gagnante.
C’est à la ferme Omnia qu’on effectue un virage pour rencontrer Annie et sa famille, des colla - borateurs et amis précieux du chef qui arpente la serre de tomates et contemple les pâtissons comme un enfant dans une confiserie. Il est facile de ressentir que derrière chacun de ses plats ré - side un désir sincère de célébrer le dur labeur des producteurs, de respecter leur travail en peaufi - nant le sien. Le respect fut le thème central de nos conversations. Le respect de la nature, de ses ancêtres, des cultivateurs, des cuisiniers et de tous les chefs qui ont croisé sa route depuis sa sortie de l’école culinaire. Cette humilité face aux savoirs et aux apports des autres enrichit sa cui - sine tous les jours, en plus de donner envie à tous les maillons de la chaîne d’atteindre de nouveaux sommets d’excellence.
Après quelques échanges avec Annie pour fixer la prochaine commande de Jay, on reprend la route, tomates et oeufs frais à bord, pour dire bonjour à Nicolas, de la ferme Selby, une ferme d’élevage de porcs, poulets et dindes de races rustiques en pleine expansion, qui s’apprête à déménager pour permettre, entre autres, la production de ses propres céréales pour nourrir les cochons. Par - tout où l’on s’arrête, la tradition se mêle à l’in - novation pour donner naissance à des produits toujours plus goûteux et nutritifs.
En matière de saveurs, Jay Gladue cherche constamment à retrouver dans son assiette la cinquième saveur de base, l’umami, souvent décrite comme une saveur qui recouvre toute la langue et qui a comme valeur fondamentale d’équilibrer l’intégralité des saveurs d’un plat. Le parmesan, entre autres, fait partie des choix du chef pour obtenir cette sensation. Des chefs de toutes nationalités ont contribué au développement de sa carrière. Il me confie que c’est en travaillant aux côtés de femmes Pendjabis dans l’un des plus vieux restaurants végétariens et végétaliens de Vancouver (The Naam) qu’il a réellement développé des aptitudes uniques aux chefs. « Quand tu apprends à identifier et différencier toutes les saveurs et épices de la cuisine indienne, ton palet devient hautement développé et tu peux jouer avec toutes les cuisines. »
Notre road trip s’achève maintenant dans un endroit bien spécial pour la famille Gladue : la résidence de Benoît, l’oncle de Reilly, décédé quelques mois auparavant. Si on s’y rend, c’est que les enfants de Benoît ont demandé à Jay et Reilly de poursuivre le travail de leur père dans le jardin. D’en conserver sa beauté et de veiller sur son abondance, comme un hommage. C’est dans ce jardin qu’ils explorent un type de jardinage appelé « The Three Sisters », une technique observée dans les jardins de tribus amérindiennes qui consiste à faire pousser des courges (ou des citrouilles), du maïs et des haricots dans un espace commun. Si à première vue, le plant semble désorganisé, sauvage, il s’agit en fait d’une mini révolution hautement efficace dans le domaine de l’agriculture. Les plants de maïs servent de treille pour les haricots, qui eux participent à la croissance du maïs en fixant l’azote dont il a besoin.
Les courges étendent quant à elles leur feuillage sur le sol, ce qui capte les rayons solaires, conserve l’humidité du sol et stoppe la prolifération de mauvaises herbes.
Et ces trois soeurs n’ont pas été choisies au hasard - ensemble, elles forment un trio diététique complet, fournissant à l’humain tous ses apports en acides aminés essentiels. On retrouve d’ailleurs sur le menu du LUMAMI « Les trois soeurs », un ragoût de haricots, courge musquée et maïs soufflé.
Côtoyer le chef Jay Gladue quelques heures sert de puissant et émouvant rappel de l’importance de ne jamais cesser d’apprendre, de cultiver sa curiosité, d’honorer ses origines et de choisir l’humilité et le respect devant toutes les formes de vie qui nous entourent.