Les chaudronniers d’Al-Safafeer

Dans les rues millénaires du vieux Bagdad, là où les bâtiments portent encore les cicatrices de la récente guerre, certaines façades laissent transparaître un passé autrefois glorieux. Bien que la ville tente de renaître de ses cendres, l’un des lieux majeurs de la capitale irakienne voit une pratique plusieurs fois centenaire toujours survivre, malgré toutes les difficultés que l’Irak a traversées. Niché dans un coin de la vieille ville, dans une petite ruelle couverte, le souk Al-Safafeer héberge encore des artisans qui perpétuent l’art de la chaudronnerie.

Depuis aussi loin que l’on se souvienne, la chaudronnerie a toujours fait partie de la culture des habitants de Bagdad. D’abord par nécessité, car les ménages avaient évidemment besoin d’ustensiles de cuisine afin de préparer leurs repas. Puis, peu à peu, les produits de cet artisanat sont devenus des objets d’art et de décoration pour les familles aisées de la capitale irakienne ou bien des cadeaux pour les hauts dignitaires étrangers. Ainsi, depuis toujours, les chaudronniers font retentir leurs outils dans leurs petites échoppes ouvertes, où s’empilent les fruits de leur dur labeur. Ils animent le quartier, à partir de la rue piétonnière d’Al-Safafeer, au cœur de la vieille ville de Bagdad.

Construite en 762 par le sultan Al-Mansur aux abords du Tigre, Bagdad est vite devenue l’un des endroits centraux pour le commerce de la région. Il fallait passer par l’une des six portes pour pénétrer dans l’enceinte de la ville, autrefois ronde et entourée de murailles. Aujourd’hui encore, il est possible de voir certaines de ces portes qui ont survécu aux tempêtes de l’histoire.

La ville des mille et une nuits est basée sur le modèle d’urbanisation classique arabe : chaque rue possède son type d’étal. Cette façon traditionnelle de bâtir la cité fait en sorte que les souks se côtoient, mais ne se mélangent jamais. Dans les divers souks de Bagdad, l’activité économique bouillonne, et on y prend toujours le pouls de la ville malgré son passé douloureux. Pour vraiment apprécier l’effervescence de ses petites rues et ruelles, il faut s’y rendre un vendredi matin. Jour saint dans l’Islam, c’est une journée de congé pour les Irakiens qui en profitent pour chiner avant la prière du midi. L’exercice spirituel n’est pas la seule raison pour planifier une visite matinale : la chaleur caniculaire de l’après-midi met en pause une bonne partie de la ville, et le vieux Bagdad n’y fait pas exception.

AL-SAFAFEER : UN UNIVERS BIEN CACHÉ

Une personne inexpérimentée pourrait rapidement se perdre dans ce véritable labyrinthe, mais le risque en vaut le coup : au simple détour d’une rue, on peut dénicher de véritables petits trésors! Ils pourraient bien mener au souk Al-Safafeer, cette rue presque aussi vieille que la ville qui l’a vue naître…

Effectivement, l’entrée modeste du souk Al-Safafeer se remarque difficilement, mais heureusement, le bruit des marteaux attise les visiteurs curieux qui y pénètrent. Son nom provient du mot « Safar », qui signifie « chaudronnier », et « Safafeer » en est le pluriel. On nomme aussi Safafeer la « rue jaune » en référence aux pièces en cuivre qui y sont vendues.

Une fois dans Safafeer, une douce lumière perce le toit ouvert du marché et se reflète chaque fois qu’elle frappe le cuivre des pièces d’une échoppe. En effet, au souk Al-Safafeer, les cafetières dorées aux longues tiges, les plateaux et les ustensiles de cuisine ont toujours été les produits phares. Les créations peuvent ainsi être à la fois utilisées dans la vie courante, mais aussi offertes en cadeau. Au fil des siècles, les techniques et instruments de fabrication ont très peu évolué. Les chaudronniers battent le cuivre à grands coups de marteau pour le faire plier selon leur volonté afin de produire des œuvres magnifiques. Ils y gravent des symboles historiques irakiens ou bien musulmans, puis modulent le matériau pour lui donner une forme unique.

Parmi les chaudronniers, on retrouve Suhir, qui a suivi les traces de son père. Il exerce son art et perpétue la tradition depuis bientôt 40 ans dans son atelier qui fait aussi office de magasin. C’est entouré de ses créations qu’il travaille le métal avec ses outils anciens. Ses œuvres arborent des symboles complexes et démontrent sa minutie, alors que chacun de ses coups de marteau nous transporte dans une autre époque.

UN ART QUI S’ÉTEINT

Marcher dans Al-Safafeer avant les années 2000, particulièrement dans les années 70, était non seulement une expérience visuelle, mais surtout auditive. Aujourd’hui, on dénombre moins d’une dizaine de chaudronniers dans la rue. L’histoire tumultueuse du pays, en plus de l’arrivée des répliques chinoises bon marché, fait que l’avenir d’Al-Safafeer reste incertain.

Les subventions du ministère de la Culture se font attendre alors qu’elles pourraient être salvatrices de ce savoir-faire millénaire. « Si nous avons les fonds dédiés à l’héritage irakien, nous devrions commencer par sécuriser et maintenir des lieux comme Al-Safafeer », exprime l’un des travailleurs de métal.

Aujourd’hui, les chaudronniers sont peu à peu remplacés par des vendeurs de tissu, et la rue jaune devient tranquillement multicolore. On a presque réduit au silence ce qui était l’une des rues les plus bruyantes de Bagdad. Ainsi, la tendance laisse croire qu’au trépas de la génération actuelle, la pratique ancestrale risque de tomber officiellement dans l’oubli. Mais les chaudronniers qui y œuvrent encore jurent qu’ils continueront à faire vivre leur art et à animer cette jolie rue brillant de mille pièces cuivrées. La résilience de ses derniers membres sera-t-elle suffisante pour la garder vivante et la propulser dans le temps?


Texte et photos : Adil Boukind

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