Le passé au service du présent

Je quitte la maison même s’il fait encore nuit. Il a plu au cours des dernières heures, et ça et là quelques bancs de neige perdurent, mais on sent que le printemps arrive tranquillement. Dans la voiture, j’écoute de la musique douce en regardant le soleil se lever derrière les nuages. Direction : Saint-Benoîtdu-Lac, dans les Cantons-de-l’Est, où Fromages d’ici nous a invités à visiter l’abbaye et la fromagerie du même nom. Et, comme la première production de fromage se fait aux aurores, il faut être là tôt pour assister à toutes les étapes.

Près d’Eastman, la pluie s’est changée en neige, et quelques kilomètres plus loin, l’abbaye se dévoile enfin, immense, majestueuse, au centre de ce décor blanc. Le bâtiment est issu de trois phases de construction. Le monastère actuel, qui a remplacé le bâtiment original érigé en 1912, a été construit en 1940. L’hôtellerie, qui est la section ouverte au public où des retraites sont organisées, a suivi dix ans plus tard. Puis, en 1994, l’église a été ajoutée. Celle-ci est l’œuvre de l’architecte Dan S. Hanganu, à qui l’on doit également le musée Pointe-à-Callière, le pavillon de Design de l’UQAM et l’édifice de HEC Montréal. Dans le décor particulier de SaintBenoît-du-Lac, on reconnaît sa touche dans les jeux de lignes et d’ouvertures qui se profilent au détour
du regard.

Sur la passerelle extérieure qui relie deux sections de l’abbaye, inaccessible au public mais à laquelle nous avons néanmoins accès, des ouvertures grillagées surplombant le vide ont, par exemple, été installées, amplifiant l’effet de vertige devant l’immensité du bâtiment. L’effet se poursuit dans la tour adjacente, imaginée par Hanganu pour équilibrer le bâtiment, où un escalier en colimaçon s’ouvre directement vers les étages inférieurs. Cette portion de l’abbaye, résolument plus moderne, se pose en contrepoint des bâtiments antérieurs, lesquels sont davantage ornementés et plus traditionnels dans leurs formes. À l’extérieur comme à l’intérieur, toutefois, des briques aux couleurs variées y ont été utilisées pour créer des motifs géométriques complexes et surprenants, donnant à l’ensemble une esthétique particulière et riche.

On s’étonne de découvrir un peu plus loin sur le terrain, en contrebas de l’abbaye, une fromagerie flambant neuve (le bâtiment a été construit il y a deux ans), respectant les normes les plus sévères de production agroalimentaire, où travaillent quotidiennement plus d’une douzaine d’employés. L’histoire de la production de fromage à l’abbaye de Saint-Benoît-du-Lac ne date toutefois pas d’hier. Dès 1943, les moines se sont initiés à l’art du fromage, d’abord pour leur propre subsistance, avant d’étendre leur production et de partager leur
savoir-faire.

À l’époque, tout se faisait bien sûr à la main, et fait surprenant, c’est d’abord par l’Ermite, un fromage bleu au lait cru, que la production s’est amorcée. « Il y avait l’idée de faire un fromage distinctif et aussi probablement une question de goût personnel derrière ce choix », raconte frère Patrick, un moine de 37 ans, qui nous fait visiter la fromagerie. Dans le Québec des années 1940, cependant, le bleu n’avait pas beaucoup d’adeptes, si bien que l’abbaye a dû en cesser la production temporairement pour se concentrer sur d’autres fromages, comme le Mont Saint-Benoît, un fromage à pâte ferme très doux, qui reste, avec l’Ermite, le meilleur vendeur de l’abbaye.

À ces classiques s’ajoute une dizaine de sortes, allant du fromage en grains au Bleu extra-fort, en passant par des fromages fumés à froid sur place, comme le Fontina fumé et le Bleu fumé.

Pour maintenir le rythme de production, qui compte quelque huit étapes, deux bassins de fromage sont faits chaque jour. Vers 3 heures du matin, Dave Stocks, qui avec 44 années de service à son actif est le plus ancien employé de la fromagerie, amorce la pasteurisation du lait pour le premier bassin. Celuici servira à produire un fromage doux, comme le Fontina ou le Mont Saint-Benoît. Dans les heures qui suivent, ce lait sera caillé, puis prépressé, mis en moule, pressé et mis en saumure. Un second bassin, destiné cette fois à la fabrication d’un fromage bleu, sera fait pratiquement de la même façon dans l’après-midi, à la différence que, cette fois, un champignon Roqueforti sera ajouté au lait en début de processus. Au total, ce sont 330 meules de fromage doux et 450 meules de fromage bleu qui peuvent être faites ainsi chaque jour. Celles-ci sont ensuite envoyées en maturation pour une période pouvant aller de 15 jours à 6 mois, selon la sorte de fromage.

« Le doyen de l’abbaye a 97 ans et il a participé à la fondation de la fromagerie. Il nous raconte des histoires relatant comment ça se passait à l’époque, et c’est incroyable de voir tout le travail à la main que cela nécessitait », raconte frère Patrick. Ce dernier a été directeur par intérim de la fromagerie pendant un an, puis fromager, tâche qu’il a effectuée pendant plusieurs années, après avoir suivi une formation spécialisée à l’Institut de technologie agroalimentaire de Saint-Hyacinthe. Si les équipements ont changé au cours des années, les recettes, elles, sont restées les mêmes.

C’est important de garder le savoir-faire, même si l’industrie du fromage est en constante évolution
— frère Patrick

Ainsi, dans le nouveau bâtiment, les équipements ont été testés et ajustés pour qu’ils puissent produire les mêmes fromages et pour Richard Dubois, maître d’œuvre de la transition vers la nouvelle fromagerie, le défi est relevé. « Après deux ans, on est tournés vers l’avenir, je pense! », lance-t-il, alors qu’on le croise au cours de la visite.

La machinerie n’est toutefois pas la seule à avoir une influence sur le goût des produits. Faits entièrement à partir de lait provenant de fermes locales, sans ajout de substances laitières modifiées, les fromages de l’abbaye de Saint-Benoît-du-Lac sont sensibles aux saisons. « Le goût et le temps de maturation changent avec les saisons, explique frère Patrick. Il faut faire attention à ça au moment de la production. » D’autant plus que, même si quelques tâches ont été automatisées, plusieurs étapes de la production se font encore à la main.

Et c’est grâce à ce travail constant et précis que l’on peut encore aujourd’hui goûter le délicat parfum de champignon des bois de l’Ermite, exactement comme il était à sa création en 1943.


Texte

Catherine Ouellet-Cummings

Photos

Mathieu Lachapelle

DJI_0368.jpg
IMG_6572.jpg
Previous
Previous

Cinéma en nature

Next
Next

Il était une fois