Il était une fois
Après une heure de route, nous voilà enfin extirpés des tentacules du monde urbain. La nature a remplacé les alignements d’immeubles haussmanniens; l’air pur et frais, celui de l’odeur des pots d’échappement. Bienvenue à Choisel.
À peine avons-nous posé le pied hors de la camionnette, notre carrosse des temps modernes, que le froid nous dévore. Le vent enfle et nous repousse par bourrasques. Au loin, les branches des arbres et les feuilles bruissent. Face à nous, une immense bâtisse se dresse et accroche le regard : toiture métallique, murets de pierre, briques à la couleur contrastante sur le pourtour des portes et des fenêtres. Le château de Breteuil hypnotise par sa superbe. Il semble suspendu dans le temps. À sa vue, c’est comme si d’un seul coup, nous avions été projetés dans une autre dimension, une autre réalité.
Les sens en émoi, nous poursuivons notre route vers les cuisines. L’heure de la pitance a sonné. Dans cette dépendance à la façade gracieusement recouverte de branchages, le lien qui nous unit au monde contemporain a disparu : entre les murs, le confort électronique n’est plus. Alors, sous fond de résilience moderne, notre esprit, habitué au virtuel et à l’instantanéité, va renouer avec la lenteur. Nostalgie. Notre seule option est de prendre notre temps. Ici, les discussions de vive voix ont remplacé les échanges par écran interposé; le feu qui brûle dans la cheminée, le chauffage traditionnel.
Sur la table, les ingrédients sont frais. Lentilles, courge, pois chiches, olives, pain. Nous sommes parfaitement à l’aise dans nos rôles de marmitons. Notre tablée. La recette est simple : une pincée de dextérité, une louche de créativité, une bonne dose d’entraide, puis, à table! La vue de la salade de lentilles et de courge musquée fait saliver. Les papilles explosent au contact de ce plat gourmand et réconfortant. Les premières bouchées ne ressemblent à aucune autre et pourtant les suivantes n’en sont pas moins remarquables. Le caviar d’aubergines et le houmous, aussi bien dans l’assiette que dans la bouche, restent dans le prolongement de cette tempête gustative. Une tempête qui arrive à point nommé.
Avons-nous passé cinq minutes, une heure, deux heures à nous restaurer? Mystère. Car le temps est toujours en suspens. Et comme s’il ne suffisait pas de prendre le temps de prendre le temps, nous nous attelons ensuite à la confection de bocaux de légumes. Mais comme le temps n’a plus d’emprise sur nous au château, nous décidons de faire résister nos légumes à l’épreuve du calendrier en les conservant dans une saumure.
Il y a quelque chose d’apaisant à couper nos légumes et esthétiser nos pots Mason. Carottes violettes et sanguines, oignons nouveaux, radis. Nos légumes ont des couleurs insolemment appétissantes. À dire vrai, il y a vraiment quelque chose de presque régressif à être assis là, autour d’une table en bois, au coin d’un feu qui crépite, à parler de tout et de rien. Dans nos touts et nos riens on évoque alors le froid qui s’infiltre dans la pièce et jusque dans nos chairs; on évoque des souvenirs plus ou moins lointains et on partage des aspirations. Mais surtout, on chérit la promesse de jours plus cléments qui se dessine.
Pour autant, une fois bien ancrés dans l’instant présent, on se délecte du décor. L’escalier en bois qui craque au gré de nos pas, le feu qui danse dans la cheminée, les murs grisés au relief sculpté d’irrégularités.
Ah, et puis dehors, la serre. La serre dans sa globalité. La serre qui, avec ses baies vitrées et son amas de plantes en tout genre à l’intérieur, porte en elle l’espoir d’une saison meilleure. Sa chaleur providentielle fait battre nos pouls d’une nouvelle énergie. Et comme pour en attester, le soleil choisit ce moment pour s’autoriser quelques percées à travers le ciel brumeux. L’hiver s’évapore. La fin d’une saison et d’une époque, et l’écriture d’une nouvelle. Bonne nouvelle cette fois, le printemps est bel et bien là.
Texte
Aurélia Abisur
Photos
Mathieu Lachapelle