En attendant la fée verte

Mathieu avait une curiosité pour l’absinthe, cette boisson mythique des rêveurs d’autrefois. Son appétit d’en apprendre davantage était donc devenu le mien, alors que je cherchais un moyen de rencontrer un expert qui pourrait nous révéler le secret bien gardé que les lois récemment levées avaient emporté avec elles. Découvrir un hallucinogène ou le désespoir de sentir l’ivresse féérique, l’ensorcellement ou l’effet placébo, vivre le vrai ou le faux, telle était notre quête.

C’est dans le bar Grotesque de la ville d’Aachen, confinée à la frontière de la Belgique, que nous avons trouvé notre compte. Un peu comme lors de tous nos déplacements depuis le début de notre voyage, nous étions quelque peu perdus, incertains des indications que notre GPS s’amusait à changer selon son humeur artificielle. Ce n’est donc pas une carte qui nous mena à destination, mais bien les airs de Chopin qui se faufilaient par la façade du bar. Timides et puissants à la fois, ils nous avaient guidés jusqu’à l’enseigne. Reconnaissant enfin l’endroit aux allures des années folles, nous avons rencontré Stephan, notre hôte et propriétaire du bar, qui arrêta sa mélodie pour nous accueillir.

L’intérieur était tel que même un décor de cinéma aurait eu l’air d’un pastiche. On pouvait sentir l’his - toire de la vieille Europe accrochée aux murs, à l’ins - tar d’un papier peint défraîchi qui en laisse percevoir un autre, puis un autre. D’épais rideaux de velours rouges enveloppaient la pièce, filtrant la lumière qui venait clandestinement dévoiler les objets à proximi - té. Un piano était adossé paisiblement dans un coin, là où, quelques instants plus tôt, s’était tramée notre arrivée. Sans oublier l’arche de la cheminée finement sculptée; celle-ci y accueillait des reliques d’époque choisies avec soin et des bouteilles de toutes sortes, parsemant l’espace et imposant le tempo. La pièce de résistance, quant à elle, était cet énorme bouclier or - nant le haut du foyer. Un kraken aux allures de pierre déployait ses tentacules, bouche béante vers l’avant, ses deux yeux hypnotisant le moindre passant.

Non seulement l’endroit semblait authentique, mais le propriétaire sortait lui aussi tout droit d’une autre époque. Cheveux léchés, barbe découpée à la lame, waistcoat, cravate et accessoires s’harmonisaient parfaitement avec le décor. Tout pour que les invi - tés s’immergent complètement dans l’expérience. C’était ce que Stephan avait espéré créer lorsqu’il avait décidé d’établir son bar à absinthe - un endroit où les convives pouvaient déguster cette boisson in - comprise, assis autour d’une table, où ils pouvaient apprendre son histoire, sa confection et s’aventurer dans divers savoirs et parfums, passant de la recette traditionnelle aux expérimentations herbacées.

Généreux de sa personne, Stephan avait accepté de nous recevoir. Alors que nous brûlions d’envie de découvrir si les effets hallucinogènes n’étaient qu’un mythe de tenancier pour attirer les foules, nous avons déferlé nos questions tout en installant la table. Alors que Stephan s’emballait sur la concep - tion authentique de sa propre absinthe, nos invités d’honneur arrivèrent.

À l’époque de ses tournées musicales, Mathieu avait rencontré des gens un peu partout en Europe, dont un couple belge qui avait, ce jour-là, accepté de se joindre à nous pour essayer l’absinthe pour la première fois. Embrassades et mise à jour rapide, c’était impres - sionnant de voir comment des relations longues dis - tances pouvaient persister pour autant qu’une belle occasion de réunion se présente. Belges, canadiens et allemands, nos accents se mêlaient sans que personne n’y prenne garde. La tour de Babel n’allait pas ternir cette rencontre où l’on était venu cueillir la vérité à coup de gouttes de liqueur anisée.

Chaque dégustation se déroulerait selon le rituel pres - crit par Stephan. Nous étions tous assis autour de la table, la fontaine placée au centre, son liquide trans - parent macérant dans la glace. La coupe contenant le poison pur était délicatement posée sur une sou - coupe. Une cuillère sur laquelle reposait un seul car - ré de sucre était déposée en équilibre sur l’ensemble. Silencieux et absorbés, nous avons regardé en silence la magie opérer. N’ayant jamais bu d’absinthe aupara - vant, je n’avais que la conception hollywoodienne de la chose. Goutte par goutte, l’eau s’empare des cristaux de sucre pour se fondre l’un dans l’autre puis se déver - ser dans l’absinthe. La substance se trouble, la chimie suit son cours et les éléments présents dans l’absinthe comme l’anis et le fenouil se rebellent contre l’eau qui tente de les unifier. Ils forment alors cette substance verdâtre brouillée qui laisse présager le spectre qui va s’abattre sur ses captifs peu après son absorption.

Un à un, nous avons dégusté silencieusement notre verre, voulant noter chaque subtilité, chaque saveur, mais surtout, ouvrant nos bras à cette promesse eni - vrante d’hallucination temporaire. Stephan nous ob - servait, un peu à l’écart, étudiant notre réaction; un maître de jeu testant ses participants.

De soudains éclats de rire nous ramenèrent à la réalité. Tout cela était quelque peu naïf. Le plaisir ne se trouvait-il pas plutôt dans la dégustation et dans la compagnie? Zola, Hugo et Baudelaire avaient abusé des bonnes choses de la vie et les artistes en eux avaient peut-être été plus romantiques face à cette boisson enivrante qu’autre chose. Puisqu’il est impossible aujourd’hui de reproduire exactement cette belle époque dans toute sa complexité, nous ne saurons probablement jamais ce qu’il en était réellement. Stephan avait lui aussi ses théories. À la base passionné par l’histoire de l’absinthe, il avait remué les écrits autant que les expériences, mais ne pouvait en toute certitude clore sur le mystère.

Les esprits quelque peu exaltés, nous avons terminé cette rencontre éphémère comme de vieux amis qui ne s’étaient jamais vraiment perdus de vue sans souci des conventions. Quatre néophytes et leur connoisseur terrés dans ce bar de rêveurs caché dans cette petite ville dont ma prononciation en dérida plus d’un. Tout en effaçant les traces de notre passage, j’interrogeai une dernière fois Stephan sur son bar. Il me dit que pour lui, se lever tous les jours et avoir le luxe de créer sa boisson préférée, de jouer de la musique sans être dérangé et servir les curieux et les rassasiés en partageant son savoir avait surpassé son besoin de connaître la vérité.

Nous n’avons pas vu la fée verte ce jour-là, mais nous sommes repartis avec la certitude que nous reviendrons l’attendre un jour.

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