Cosmos végétal

Il est tôt ce matin-là. La neige tapisse de sa texture feutrée le bas-côté de la route et des champs alentour, lorsque Mathieu et moi-même nous rendons à la rencontre de Marie-Ève Dion, dans la petite ville d’Eastman, au coeur des Cantons-de-l’Est du Québec. Confortablement installés dans un salon chaleureux et boisé, près du poêle à bois crépitant et à l’abri de la brise hivernale, nous faisons la connaissance de notre hôte. Marie Ève s’est éprise du procédé de teinture végétale il y a de ça plusieurs années. Costumière de profession, elle nous explique qu’à l’issue de formations spécialisées et d’apprentissages autodidactes, mais aussi d’expériences d’horticulture et de couture, elle a créé Marie Les Bains, son activité responsable et locale de teinture et d’impression végétales sur textiles. Depuis environ deux ans, elle conçoit et propose des produits textiles teints, imprimés et manufacturés par ses soins, ainsi que des formations à la teinture végétale.

Tandis que nous discutons, je déambule dans l’atelier et observe les grandes marmites métalliques remplies d’un liquide ocre qui reposent sur le poêle chaud et dans lesquelles baignent des tissus. Près de la grande baie vitrée, des cintres en bois sont suspendus, à l’extrémité desquels se balancent imperceptiblement des morceaux de soie, de lin, de velours aux dimensions variées, tous ornés de motifs floraux. Comme la bande sonore d’un arrière-plan, je perçois d’une oreille distraite le bruit blanc d’une machine à vapeur qui siffle doucereusement et me penche sur des pots de verre remplis de fleurs séchées aux couleurs variées. Marie-Ève nous explique que sa pratique repose sur un procédé d’extraction de pigments contenus dans de nombreux végétaux, comme des fleurs, des lichens, des champignons, mais aussi des peaux, des écorces, des noyaux et des pulpes de certains fruits et légumes, permettant d’obtenir une teinture végétale – à savoir un produit non toxique propre à adhérer sur des fibres naturelles. Comme l’annonce le décor, la majorité des étapes du processus artisanal de teinture et d’impression végétales se déroule dans cet atelier. Il prend source à la belle saison dans un petit jardin tinctorial que nous devinons par la fenêtre. Marie-Ève y cultive toutes sortes de fleurs, comme les coréopsis, petites fleurs jaune vif au coeur orangé qui poussent aisément en Amérique du Nord. Du reste, les fleurs que Marie-Ève utilise sont parfois disponibles à l’état sauvage ou proviennent de fermes florales de la région, où elles sont cultivées dans le respect de la saisonnalité. L’été, Marie-Ève sélectionne ses fleurs lors de cueillettes quasi quotidiennes, depuis son jardin ou dans l’étendue de champs fleuris. Mais si ces fleurs fraîches et gorgées de soleil sont des matières premières de choix à la période estivale, il est en revanche nécessaire, pour les mobiliser pendant l’hiver, de les faire sécher, soit en les pressant préalablement pour en conserver la forme initiale, soit en les laissant se recroqueviller à l’air libre.

Je prends la liberté de manipuler avec attention les cosmos pressés répandus sur des feuilles de papier, de presser légèrement entre mes doigts les boutons de scabieuses et d’appréhender avec attention les contours arrondis d’une feuille de cotinus. De son côté, Marie-Ève ajuste la longueur des tiges, s’assure de la disposition optimale des pétales de fleurs pressées et des petits boutons de fleurs séchées, agrémente çà et là le support d’une fleur fraîche piochée dans un petit vase, s’interrompt quelques instants pour retirer les fils irréguliers qui s’échappent du tissu. Avec une régularité presque musicale, le tableau se construit au rythme des fleurs colorées qu’elle dépose du bout de sa pince métallique. Elles habitent de leur présence à la fois fragile et incandescente le quadrillage filandreux quasi imperceptible de la toile.

Une fois la composition finalisée, Marie-Ève la recouvre d’un morceau de tissu humide additionnel et enroule méticuleusement le tout, avant de déposer ce rouleau dans la cuiseuse à vapeur. Pendant les minutes qui suivront, pour mieux patienter, elle apportera quelques retouches à ses travaux de couture, finalisera la confection d’une taie d’oreiller florale en velours crème, avant de procéder au dévoilement de la toile finale. En se déroulant sur la table, le tissu froissé et gorgé d’humidité présente des volumes et des plis inédits qui évoquent un territoire renouvelé. À l’aide de sa pince, Marie-Ève décolle les fleurs mouillées qui ne font qu’un avec le tissu, en retire les petits résidus de pétales translucides et le suspend pour le séchage.

Les discrets rayons du soleil bleuâtre filtrent à travers le tissu, et nous nous approchons pour observer le résultat détaillé de l’impression – les rainures orange des pétales de cosmos, le tacheté des pistils de carottes sauvages, les lignes fines et le coloris rosé des petites boules de sumac. Cette inspection méticuleuse nous invite à un changement d’échelle – alors, l’infiniment petit du détail imprimé sur le tissu côtoie l’universel, en nous évoquant à la fois les entrelacs pigmentés de l’iris d’un oeil humain, la chromie subtile de la Voie lactée, la complexité d’une vue de l’univers. À la fin de notre rencontre, nous quitterons Eastman l’esprit encore empreint de ces coloris surprenants et de ces délicats détails, ravis de l’accueil de Marie-Ève et de la découverte de ce cosmos végétal fascinant.

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