Relations élémentaires

Agenouillé dans de hautes herbes battues par le vent, sur les hauteurs du petit village de Grates Cove, Terrence Howell s’affaire à la cueillette de baies de partridge (Mitchella repens L.) et de myrtilles. D’un discret signe de tête, il désigne une maison nichée sur la côte – celle dans laquelle sa grand-mère a vécu. Un sourire nostalgique aux lèvres, il évoque la confiture de partridge qu’elle confectionnait tous les automnes. « As far as I remember, nous confie-t-il, this jam has been the closest thing to what I can call home. »

À Terre-Neuve, île située dans le nord-est du Canada, dans la province de Terre-Neuve-et-Labrador, la cueillette est une tradition enracinée depuis la nuit des temps. Les peuples inuits et beothuks, premiers occupants de ce territoire, avaient appréhendé cet environnement boréal et incorporé dans leurs usages quotidiens de multiples applications des plantes et des baies sauvages. Elles s’épanouissent à la saison estivale jusqu’au début de l’automne et constituaient alors un véritable pilier de subsistance. La cueillette est demeurée ancrée dans les usages des Terre-Neuviens. Alors que la flore environnante est indomptée et accessible, chacun peut, à l’arrière de sa maison ou lors d’une promenade, se procurer, entre autres

Ces relations chargées de traditions collectives et teintées de récits intimes lient les Terre-Neuviens à leur territoire et à leur environnement, et nous sommes venus les découvrir et les comprendre. Dans le cadre de ce reportage réalisé avec le soutien de l’Association des journalistes indépendants du Québec, nous avons parcouru la côte est de l’île et nous sommes rendus à leur rencontre.variétés, des myrtilles, des groseilles, des baies de genévrier – mais également des herbes comestibles aux saveurs et aux vertus insoupçonnées. Terrence incorpore ces ressources naturelles dans son alimentation quotidienne en ayant à cœur d’en respecter l’intégrité et en ne transformant ces produits que dans la mesure du strict nécessaire. Ainsi, afin de profiter des propriétés antioxydantes et nutritives des baies de partridge, il procède à une extraction du jus à froid. De même, il utilise les pousses de pineapple weed (Matricaria discoidea), qu’il cueille aux abords de sa propriété, en simple infusion afin de ne pas altérer la saveur sucrée d’ananas et les bienfaits apaisants qu’offre cette herbe à son état naturel.

Nous rejoignons Crystal Anstey, guide culinaire et fondatrice de Wild Island Kitchen, pour un déjeuner sur une plage de galets de Back Harbour, au nord de l’île de Twillingate. D’une succession de gestes méticuleux, elle prépare des filets de truite mouchetée qu’elle déposera ensuite pour une brève cuisson sur le feu autour duquel nous sommes installés. Crystal a grandi dans une maison que nous apercevons depuis la plage – elle nous raconte son enfance, qu’elle dit libre et insouciante dans ce petit village, les longues heures passées seule au bord de l’eau à jouer à la dînette, la cueillette de baies et d’herbes en famille. Ce matin, elle incorporera à notre déjeuner les plantes comestibles que nous rencontrerons sur la plage : l’oyster leaf (Mertensia maritima), dont le goût iodé prononcé avoisine celui de l’huître et dont la floraison annonce l’arrivée des bancs de capelans près des côtes – mais également la fireweed (Epilobium angustifolium), qui borde l’anse sablonneuse et évoque la camarine noire, une baie que nous retrouverons dans les landes boréales de la péninsule de Bonavista, ou encore la scotch lovage (Ligusticum scoticum), ce « persil de mer » tapissant les falaises alentour. Tandis que nous garnissons nos filets de truite fumants de ces herbes fraîches, Crystal nous fait part de souvenirs de longues veillées familiales sur cette même plage. Ils ont ancré en elle une affection particulière pour la pratique du boil-up ou mug-up – qui, bien répandue à Terre-Neuve, consiste à se réunir sur le bord de l’eau pour déguster une boisson chaude ou un plat autour d’un feu ouvert. Elle a fondé Wild Island Kitchen, une activité de découverte de la côte à travers les aliments locaux, la cueillette et le boil-up afin d’initier les visiteurs à ces expériences culinaires en plein air, usuellement organisées et vécues en privé, en famille ou entre amis. Selon elle, ces traditions faisant partie intégrante du patrimoine intangible de Terre-Neuve méritent d’être rendues accessibles à toutes les personnes curieuses d’en faire l’expérience et transmises localement aux nouvelles générations.

En outre, Kimberly Orren et Leo Hearn, cofondateurs de l’association à but non lucratif Fishing for Success, nous exposent qu’il est fréquent que les Terre-Neuviens des villages côtiers se réunissent dans des rooms – terme générique désignant des cabanes, des abris ou des bâtiments dédiés aux activités de pêche, également employés pour des repas et des rencontres en communauté. C’est justement dans une fishing room de Petty Harbour, un petit village de pêcheurs situé sur la côte est de la péninsule d’Avalon, que nous les rencontrons. Dans la perspective d’un souper à leurs côtés, Kimberly et Leo nous proposent une sortie en mer afin de participer à la pêche du cabillaud que nous dégusterons ensuite. À bord de l’embarcation, Leo nous confie qu’il est né et a grandi à Petty Harbour, au sein d’une famille de pêcheurs. De son père, qui le tenait de son grand-père, et ce, depuis plusieurs générations, Leo a acquis une connaissance de la baie et de ses écosystèmes, ainsi que des compétences de navigation, d’identification des ressources, de hook and line fishing (pêche à la ligne) et de conditionnement du poisson que l’on pourrait sans difficulté assimiler à de l’instinct.

À l’intersection entre deux repères visuels – une maison et le creux d’une falaise que nous percevons depuis le large – Leo jette l’ancre. Le vent et le courant sont favorables, à cet emplacement précis, à la présence de bancs de capelans dont se nourrit le cabillaud. Nous déroulons notre ligne d’une bobine de bois, la lestons d’un appât de capelan frais et, après quelques secondes d’attente seulement, sentons le fil vibrer entre nos doigts. À la force de nos bras, en remontant de nos gestes vifs les 50 mètres de fil immergés à la verticale dans l’océan, nous hisserons à la surface une quinzaine de cabillauds. Kimberly nous informe que cette technique de pêche manuelle, utilisée depuis la fin du 15e siècle par les pêcheurs européens, a prédominé à Terre-Neuve jusqu’au 19e siècle, avant d’être remplacée par la pêche au chalut. Selon elle, il est essentiel que cet usage perdure, en ce qu’il présente des vertus certaines. Soutenue par un équipement non polluant, la pêche manuelle permet notamment un contrôle précis des ressources prélevées et confère une qualité optimale à la chair du poisson.

« Pourtant, poursuit-elle, la transmission de ce savoir-faire se heurte à certaines contraintes. Dans un environnement moderne, les activités de pêche font l’objet d’une industrialisation et de barrières à l’entrée accrues. » Là où, durant son enfance, la pêche était une activité fédératrice et communautaire à laquelle chacun participait à sa manière – en assistant à la pêche en famille ou en prêtant main forte pour le nettoyage, la salaison et le séchage du poisson au retour des pêcheurs – il est désormais délicat, pour les jeunes générations, d’avoir accès à ces activités. L’objectif de Fishing for Success, dont les actions s’articulent autour de la promotion et de la préservation de cette méthode traditionnelle de pêche à la ligne, est précisément d’assurer la transmission de ces connaissances et l’exposition des jeunes à ce savoir-faire ancestral.

Le dessein de passation de connaissances et de savoir-faire acquis de ses aïeux, ainsi que de sensibilisation à une exploitation durable du patrimoine naturel de Terre-Neuve, tant faunistique que floristique, est précisément celui qui anime Lori McCarthy. Elle nous reçoit dans un village voisin. Cheffe innovante, chasseuse, cueilleuse, éducatrice et passionnée de plein air, Lori est devenue une ambassadrice de la province auprès des locaux, des visiteurs, ainsi qu’à travers le monde. À l’abri de la pluie, dans une yourte, elle s’affaire à disposer dans des bocaux en verre du thé du Labrador séché et à nettoyer des chanterelles cueillies quelques jours auparavant dans le boisé qui nous entoure. « Dans un environnement insulaire et relativement isolé, nous expose-t-elle, le rapport aux ressources est nécessairement singulier. La disponibilité des herbes, des champignons, des légumes et des ressources animales dépend essentiellement de la saisonnalité et est soumise à d’importants aléas climatiques. Il est donc essentiel de cultiver tant le sens de l’autonomie que celui de la communauté – d’être capable d’identifier les ressources, de les prélever avec conscience, de les conditionner pour la conservation et de les partager ou de les troquer avec ses voisins. »

Cette résolution de transmission, qui se concrétise notamment par des conférences, des actions de sensibilisation et le développement de programmes à destination des jeunes, est apparue essentielle à Lori au contact de ses propres enfants. C’est en effet en grandissant auprès de ses parents et de ses grands-parents, en confectionnant des confitures de baies récoltées dans son village et des conserves d’orignal, ou encore en fumant, en salant ou en séchant le poisson pour l’hiver qu’elle a elle-même acquis une partie substantielle de son savoir-faire. « À l’époque, se remémore-t-elle, nous apprenions qu’il était essentiel de prendre soin de la terre et de l’océan, d’être minutieux et attentifs dans nos interactions avec notre environnement et notre usage des ressources. Il s’agissait d’un message délivré avec douceur et la force de l’évidence. » Si la nature du message qu’elle livre aujourd’hui à ses enfants et à travers ses programmes et prises de parole est demeurée intacte, elle est nécessairement teintée d’un militantisme affirmé. En prônant une approche responsable de la chasse, de la pêche et de la cueillette, et en promouvant des pratiques alimentaires et culinaires intergénérationnelles, Lori a à cœur d’assurer la pérennité de la culture et de la gastronomie terre-neuviennes. Et, le regard tourné vers l’avenir, elle désire léguer aux jeunes générations un territoire riche ainsi que les outils adéquats pour s’y épanouir

« Toutefois, précise-t-elle, cette approche de conservation est loin d’être incompatible avec l’innovation et la créativité. » Ainsi, ces dernières années, de nouvelles tendances de cueillette et de consommation ont-elles émergé à Terre-Neuve. Spécialiste de l’identification, de la cueillette et de la valorisation des plantes comestibles de la province, Shawn Jay Dawson se fait l’ambassadeur de la récolte des champignons. Il assure également la promotion de nombreuses herbes sauvages méconnues ou mésestimées, dont regorgent pourtant les jardins, forêts, rivières, falaises et plages et dont il alimente les marchés locaux ainsi que les restaurateurs de St John’s. D’une démarche énergique, Shawn nous a menés à travers les bois de Portugal Cove, à la recherche de chanterelles.

Accroupi dans la mousse gorgée d’eau du sous-bois, sous une pluie filtrée par les sapins, tandis qu’il jauge avec attention et dispose les champignons orangés dans son cabas, Shawn nous explique que sa passion des plantes comestibles est née au contact de sa grand-mère. Il tient d’elle que le pissenlit est bien plus qu’une simple mauvaise herbe, et avec cela, une sensibilité qui l’enjoint à considérer les choses au-delà des apparences et des préjugés. Ravi de l’incorporation récente des champignons à la cuisine locale, il témoigne toutefois qu’il a été délicat de déconstruire la défiance des Terre-Neuviens à l’égard de ces produits, longtemps perçus comme nocifs dans l’imaginaire collectif.

La diversification des ressources comestibles, pourtant, est bel et bien un terreau fertile pour les restaurateurs de la ville de St John’s, dont la scène culinaire bouillonnante participe au rayonnement de la province. Sur la terrasse de l’hôtel Alt St John’s, où il est concentré à récolter quelques herbes aromatiques pour son service du soir au restaurant Terre, le chef Matthew Swift nous fait part de son attachement à Terre-Neuve. Sa situation géographique et ses éléments naturels confèrent aux produits leur qualité exceptionnelle, tout en présentant leur lot de défis. Ainsi son menu est en constante évolution, et, bien que s’éloignant des recettes traditionnelles pour proposer à ses invités une cuisine créative et moderne, sa pratique culinaire est intrinsèquement liée à la saisonnalité, à la disponibilité limitée de certains produits et aux aléas de la pêche et de la cueillette, dont le rythme est dicté par la nature elle seule.

Cette relation organique aux éléments est également celle qui transparaît dans la cuisine de Jeremy Charles, chef et copropriétaire des restaurants Raymonds et The Merchant Tavern à St John’s. Il nous reçoit au petit matin sur le quai du port de Quidi Vidi, au nord de la ville, où il est affairé à nettoyer et à préparer des filets de cabillauds fraîchement pêchés.

Jeremy nous parle de ses relations privilégiées avec les pêcheurs, les producteurs et les cueilleurs locaux ainsi que de son affection pour Terre-Neuve, à laquelle il rend hommage tant en cuisine que dans ses activités fréquentes de pêche, de chasse et de plein air.

Qu’il s’agisse, à l’instar de Kimberly et de Leo, de se tenir au plus près de traditions ancestrales en valorisant une technique de pêche traditionnelle et en partageant un plat de langues, de joues et de filets de cabillauds frits accompagnés de légumes anciens bouillis – just as nanny used to – ou comme Terrence et Courtney Howell (que nous présenterons plus amplement dans un prochain numéro), d’explorer les applications culinaires et thérapeutiques des algues récoltées dans la baie de Grates Cove, les Terre-Neuviens démontrent une aptitude particulière à écouter, à interpréter et à comprendre avec attention et révérence, ainsi qu’à composer, avec inventivité et résilience, tant avec les ressources abondantes du territoire qu’avec les lois impétueuses de ses éléments. C’est en définitive un vent à la fois teinté d’audace, de récits, d’histoire et d’usages qui souffle sur Terre-Neuve, et en compose la sublime identité.

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