Les orecchiettes de Bari

Si l’on se place face à une carte pour situer l’Italie, on remarque bien sûr la botte dont on détaille sans s’en rendre compte les contours, en les suivant avec le doigt. En remontant la côte Adriatique le long du talon, on tombe immanquablement sur Bari, une ville portuaire de 325000 habitants située au cœur de la région des Pouilles (La Puglia, en italien).

Si la ville s’est fortement agrandie grâce à des vagues successives de construction, on trouve toujours en son cœur Bari Vecchia, un quartier historique empreint d’une histoire millénaire. Bari Vecchia, littéralement Bari vieille, se dévoile au fil de rues étroites et sinueuses, construites à l’origine pour contrer l’entrée de soldats ennemis à l’intérieur de la cité. Ici, la frontière entre l’intérieur et l’extérieur est poreuse : les ruelles tiennent presque de la cour intérieure, alors que les portes des maisons sont grandes ouvertes, que les enfants jouent devant et que l’on s’interpelle de balcon en balcon.

Deux rues du quartier sont particulièrement connues pour leur production artisanale : la via Arco Basso (la rue de l’arche basse) et la via Arco Alto (la rue de l’arche haute) sont devenues avec le temps l’épicentre de la fabrication à la main des orecchiettes, des petites pâtes alimentaires traditionnelles dont la forme arrondie caractéristique évoque celle d’une oreille (orecchio, en italien). Encore aujourd’hui les vraies orecchiettes sont faites ici en pleine rue, à la main, et le secret de leur fabrication est passé de génération en génération.

Alors que j’écris ce texte de Montréal, dans la chaleur moite de la fin d’été, de l’autre côté de l’Atlantique, Cindy m’écrit : « Les dames sont trop gentilles ! Bien que je ne parle pas italien, et qu’elles ne parlent pas anglais, j’ai réussi à leur parler un peu et à comprendre le fonctionnement de cet art qu’est la confection des orecchiettes ». Ce qu’elle raconte met l’eau à la bouche.

D’abord, les femmes font une pâte avec de la semoule de blé dur — attention, pas de farine pour les orecchiettes! —, de l’eau chaude et une pincée de sel. Les quantités se calculent à l’œil et à la main : c’est la texture de la pâte pétrie à la main qui confirme la justesse des proportions entre les ingrédients; trop de semoule et la pâte sera trop dure, trop d’eau et elle sera trop souple. Installées devant leur maison, les femmes prennent une petite boule de pâte prête qu’elles transforment en long tube puis, dans un mouvement de va-et-vient à peine perceptible pour l’œil néophyte, elles coupent les orecchiettes et les façonnent à la main, tout en continuant la conversation avec leurs voisines.

Les pâtes fraîches sont ensuite déposées sur des supports en bois grillagés pour sécher à l’air, habituellement jusqu’au soleil de midi ou encore tout l’après-midi et pendant la nuit. Un second moustiquaire est alors posé sur le cadre, pour éviter que les nombreux pigeons ne viennent se servir. Et si ça ne suffit pas, il y a d’autres solutions : « Les dames chassent les pigeons gourmands avec leur balai, ou encore avec des pétards ! », me raconte Cindy. Enfin, elles s’assurent que les orecchiettes sont bien séparées les unes des autres pendant le séchage et les éloignent au besoin. Une fois que tout est prêt, les pâtes sont pesées et vendues directement sur la rue, dans un sac transparent.

S’il est possible de trouver des pâtes en forme d’orecchiettes dans de nombreuses épiceries — en Italie, du moins — aucune ne se rapproche en texture de celles faites à la main dans les rues de Bari Vecchia. Les vraies orecchiettes sont épaisses et dures avant la cuisson, puis légèrement moelleuses sous la dent lorsqu’on les croque. Leur forme arrondie se nappe naturellement de sauce qui s’accroche à l’extérieur un peu rugueux de la pâte, donnant lieu à un jeu de textures et de saveurs si bien orchestré que les orecchiettes ont depuis long- temps gagné leur place dans le cœur des Apuliens.

Ce n’est donc pas un hasard si le plat régional par excellence, les orecchiettes con cime di rapa, les met si bien en valeur. Dans cette recette typique, faite d’un mélange d’anchois, d’huile d’olive et de brocoli-rave (ce sont les cime di rapa, littéralement « feuilles de navet »), ne se retrouvent que des ingrédients locaux qui se sont gorgés de soleil méditerranéen et qui, en bouche, dévoilent toutes leurs saveurs. Comme quoi le travail à la main a encore aujourd’hui un petit quelque chose de particulier.


Texte

Catherine Ouellet-Cummings

Photos

Cindy Boyce

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