Rompre le pain à Matera
Entourée par les Pouilles, la Campanie et la Calabre, la Basilicate est une région discrète et peu peuplée du sud de l’Italie. Située au-dessus de l’arche du pied italien, la région est encore aujourd’hui moins connue que ses voisines et, pourtant, on trouve en Basilicate des trésors culturels et des paysages à couper le souffle, qui alternent entre montagnes et champs de blé, forêts profondes et bord de mer. Près de sa frontière est, la Basilicate renferme également une des plus vieilles villes au monde : Matera.
Petite bourgade de 60 500 habitants, Matera est habitée depuis la nuit de temps. À même le roc, dans des cavernes naturelles sises sur le flanc escarpé d’un profond canyon, une cité a été construite. Ce sont les sassi (cailloux, en italien), des habitations troglodytiques remontant au paléolithique. Grecs et Romains ont ensuite occupé les lieux, puis les Lombards, les Bénédictins et les Byzantins (pour n’en nommer que quelques-uns) s’y sont tour à tour installés. De ces occupations successives, Matera garde une ambiance particulière qui se dévoile au détour des rues sinueuses de la vieille ville et d’un assemblage inextricable de grottes et de ruelles, qui donnent à l’ensemble un air onirique. Ce n’est pas étonnant, alors, de savoir que Mate-ra a servi de toile de fond pour plusieurs œuvres cinématographiques.
Magnifiée dans la caméra d’un Pier Paolo Pasolini (L’évangile selon Saint-Mathieu, 1964) ou d’un Mel Gibson (La passion du Christ, 2004), Matera n’a cependant pas toujours suscité l’admiration. Au 19e siècle, les sassi restés occupés jusque-là s’enfoncent peu à peu dans la pauvreté et l’insalubrité, si bien que l’on force les 15 000 habitants à les quitter. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que la réhabilitation des sassi s’opère, grâce au travail de l’avocat Raffaello de Ruggieri, devenu par la suite maire de la ville, et que 3 000 personnes retournent y vivre. Des hôtels troglodytiques ouvrent alors leurs portes et des cavernes sont transformées en salles de théâtre ou en musée. Enfin, les sassi et le parc des églises rupestres de Matera rejoignent le patrimoine mondial de l’UNESCO en 1993 et font désormais partie des joyaux à découvrir dans la région.
Néanmoins, à l’écart des grands axes routiers et ferroviaires, Matera reste à l’abri des afflux touristiques et conserve une certaine authenticité faite de traditions particulières, transmises de génération en génération. Parmi celles-ci, le pane di Matera (le pain de Matera) se présente en tête de file et sachez-le : si on vient à Matera pour découvrir les sassi, c’est avec une miche dorée sous le bras que l’on en repart.
La tradition du pain remonte au Règne de Naples, au 15e siècle. À la tombée de la nuit, les femmes préparaient leur pâte à pain que le boulanger récupérait au petit matin pour la faire cuire dans des fours communautaires. Pour reconnaître leur miche après la cuisson, chaque famille imprimait sur la pâte son symbole avec un timbre en bois, dont plusieurs modèles sont conservés au Musée archéologique national Domenico Ridola, depuis que la pratique a perdu de sa popularité dans les années 1950.
Si le pain est délicieux en lui-même, il entre également dans la composition de recettes traditionnelles qu’il faut goûter sur place, comme la cialledda calda, un plat fait d’œufs, de feuilles de laurier, d’ail et d’olives, et la cialledda fredda, qui contient du pain humide, de l’ail et de la tomate, de la région bien sûr.
La recette du pain, quant à elle, est restée pratiquement la même, appellation d’origine protégée oblige. Ainsi, le pain doit être fait de semoule de blé dur lucanienne à 100 %, dont au moins 20 % proviennent d’anciennes variétés de blé dur cultivées sur les collines de Matera et des villages limitrophes, comme la très prisée Senatore Cappelli, la Duro Lucano, la Capeiti et l’Appulo. Une levure mère naturelle obtenue à partir d’une macération en eau de raisin et de figue s’ajoute à la recette et c’est l’assemblage de ces ingrédients, ainsi que le respect de temps de levage précis, qui donnent au pain un goût particulier et une couleur caractéristique. Sous la croûte parfumée, on retrouve une mie jaune presque paille, parsemée d’alvéoles et à la texture parfaite. Mais déjà à l’œil, le pain de Matera est reconnaissable entre mille : sa forme asymétrique et en hauteur contraste avec les pains lisses auxquels on est habitués. Il semblerait que ce relief évoque celui de la région… tout en montagnes!
Texte
Catherine Ouellet-Cummings
Photos
Cindy Boyce