Tout le monde à table

Traiter la nourriture comme un liant social, et la préparation des repas comme un outil d’émancipation, voilà la vision qu’entretient Kamal Mouzawak au Liban. Originaire de Jeita, à 25 kilomètres au nord de Beyrouth, celui qui a été décrit comme étant un activiste culinaire (food activist) par le New York Times en 2007 s’est intéressé dès les années 1990 aux traditions culinaires de son pays. Au Liban, explique-t-il en entrevue pour le même journal, il y a beaucoup de communautés religieuses que tout semble éloigner. Tout, sauf la nourriture, bien sûr! Ainsi, les Libanais du sud du pays, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, mangent presque les mêmes choses. Et les Libanais du Nord, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, ont une grande majorité de recettes en commun.

Fort de ce constat, Mouzawak lance, en 2004, le premier marché fermier de la capitale, le Souk el Tayeb. Déjà, à l’époque, ce marché hebdomadaire met l’accent sur la qualité des produits et, surtout, met en valeur le travail de femmes, que Mouzawak va rencontrer dans différents villages pour leur donner la possibilité de vendre leurs produits au marché. Dans un pays à la tradition patriarcale marquée, où les femmes occupent souvent une place de second rang, ce choix a de quoi surprendre. Et pourtant, ça fonctionne! Chaque samedi, fruits et légumes frais, produits marinés, fromages et aliments préparés s’alignent sur des étals gérés par des femmes de toutes confessions.

DE MARCHÉ FERMIER À RESTAURANT NOUVEAU GENRE

Cuisiner plutôt que faire la guerre (make food not war) est le mot d’ordre de Kamal Mouzawak. Si cela transparaissait déjà au début du Souk el Tayeb, c’est avec l’ouverture d’un premier restaurant Tawlet à Beyrouth, en 2009, que l’expression prend tout son sens. Dans la continuité du Souk el Tayeb, Tawlet (qui signifie table, en arabe) soutient l’agriculture et les productions locales en proposant des produits biologiques de grande qualité de différentes régions du Liban, qui proviennent pour la plupart du marché fermier. Le tout est mis en valeur dans les recettes traditionnelles des cheffes — oui, ce sont toutes des femmes — qui viennent à tour de rôle élaborer le menu et préparer les plats. Ainsi, chaque jour, le menu change au gré des spécialités de chacune et de leurs traditions culinaires propres.

Pour la photographe Valeria Bismar, qui a passé deux jours au restaurant lors d’un voyage au Liban en décembre 2018, cette collaboration entre femmes de différentes régions et religions est d’ailleurs ce qui fait toute la différence : « La façon dont les femmes travaillent ensemble, c’est vraiment le cœur de l’histoire, explique-t-elle. Qu’elles viennent du Nord, du Sud, de Beyrouth ou de Syrie, de Palestine ou d’Arménie, ces femmes partagent leurs saveurs à travers les plats régionaux qu’elles proposent. Certaines sont chrétiennes, d’autres musulmanes, mais toutes s’unissent par amour des plats faits maison. Ce sont des mères ou des grands-mères et elles font une cuisine familiale, très réconfortante. Et puis, c’est très bon! Il y a du cœur dans les plats! »

Et pour ces femmes, le fait d’avoir un travail rémunéré, malgré les incertitudes et les crises que le pays traverse, est un important vecteur d’émancipation qui fait une réelle différence au quotidien. « De voir des femmes tenir le rôle de cheffe, être des vedettes, en quelque sorte, c’est très puissant », ajoute Valeria.

Puis, chez Tawlet, la devise make food not war ne s’applique pas qu’à la façon dont on prépare les plats. Ici, les repas se prennent autour de grandes tables (après tout, c’est de là que l’établissement tire son nom), dans une ambiance conviviale et décontractée, où les gens peuvent se parler, échanger, et enfin profiter pleinement du partage des saveurs et des traditions culinaires pour apprendre à connaître l’autre. En semaine, deux repas sont ainsi proposés : le déjeuner et le dîner, qui, lui, se décline en formule plat du jour ou buffet. La fin de semaine, un brunch copieux est plutôt offert. Et, parce que le menu change chaque jour, au fil des repas élaborés par les cheffes, il n’y a pas de problème à y retourner souvent!

RECONNAISSANCE INTERNATIONALE ET NOUVEAUX PROJETS

Situé dans Mar Mikhaël, un quartier reconnu pour sa vie nocturne, ses cafés et sa communauté artistique, le restaurant Tawlet a rapidement connu un accueil enthousiaste auprès des Libanais. Il est également devenu très populaire auprès des touristes, surtout depuis que le restaurant a été classé huitième parmi les 50 meilleurs restaurants du monde en 2015 par Monocle Magazine et que les cheffes ont été accueillies dans des événements internationaux, dont le festival MAD.

La réponse est si bonne, en fait, que Kamal Mouzawak a ouvert quatre autres établissements, dirigés selon les mêmes principes, auxquels s’ajoutent maintenant quatre gîtes où l’on retrouve le même souci de la mise en valeur des traditions culinaires et des savoir-faire locaux. Celui de Douma, à un peu plus d’une heure de Beyrouth, par exemple, est établi dans un bâtiment du XIXe siècle que Mouzawak a rénové et auquel il a redonné ses airs de noblesse. Ici, la literie et les objets décoratifs sont faits localement, tout comme le vin qui provient des environs, et la nourriture servie à l’heure des repas. De la même façon, le gîte de Beyrouth est situé directement au-dessus du restaurant Tawlet et permet aux gens de passage de profiter du déjeuner offert au restaurant, histoire de bien commencer la journée.

Enfin, que ce soit avec le marché Souk el Tayeb, les tables fermières de Tawlet ou les gîtes, Kamal Mouzawak démontre bien que la rencontre de l’autre ouvre la porte à la découverte et au partage. Voilà bien une leçon qui n’a pas de frontière.


Texte : Catherine Ouellet-Cummings

Photos : Valeria Bismar

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