Shapers

LES FAÇONNEURS DE LA VAGUE

Aux origines de la pratique du surf, dans des contrées éloignées du littoral basque, se trouvaient des planches de bois aux contours bruts. Au cœur des archipels peuplant le Pacifique, les pirogues se faisaient les vecteurs des locaux entre les différentes îles – femmes et hommes empruntaient ces moyens de déplacement, domptant la houle et les vagues. Au XVIIIe siècle, les formes de ces pirogues ont progressivement muté pour devenir des flotteurs de bois sur lesquels l’on se hissait pour appréhender le plaisir de ce qui est devenu le surf. Assurant la flottaison des corps au rythme des vagues, ces planches de bois massif, que nous qualifions aujourd’hui de rudimentaires, ont connu de somptueuses mutations – jusqu’à devenir les planches de surf modernes que nous connaissons comme les premières alliées d’une pratique sportive mêlant autant de valeurs spirituelles que d’idéaux de performance. Le perfectionnement ergonomique et technique des planches, pourtant, a suscité autant d’émerveillement que de désarroi, et pour cause : si la pratique de cette discipline répond à des valeurs d’équilibre et s’inscrit dans des dynamiques de symbiose entre l’Homme et la Nature, la conception et la fabrication des planches, quant à elles, relèvent de procédés et de matériaux éminemment néfastes pour l’environnement.

À l’occasion d’une visite d’un atelier de fabrication de planches de surf, Benoît et Pierre, ingénieurs de profession et passionnés de surf, sont saisis par ce constat. Les planches de surf ayant amorcé la démocratisation de la discipline sont en grande majorité constituées de composantes issues de la pétrochimie. Fibre de verre, acétone, mousses en polyuréthane, jusqu’aux résines de polyester, le bilan est lourd : pour une planche d’environ trois kilos, la fabrication génère en moyenne six kilos de déchets, a fortiori non recyclables. On y ajoute des coûts écologiques résultant de la décentralisation de productions massives, de conditionnement et de distribution énergivores aux quatre coins de la planète.

La fabrication de ces planches, de surcroît, affecte directement la santé des hommes qui les façonnent. Cette découverte impulsera chez Benoît et Pierre une prise de conscience : l’industrie qui sous-tend la pratique du surf est déconnectée des réalités et des valeurs de cette discipline, qui repose sur un équilibre environnemental précaire. Sensibles à la pratique du shaping – le façonnage de planches de surf – et aux enjeux en présence, c’est quelque temps après, en 2009, qu’ils donnent naissance à Notox, une initiative artisanale éco-engagée de fabrication de planches de surf composées de matériaux responsables.

En ce début d’été, lorsque nous parvenons au seuil de leur atelier d’Anglet, au Pays basque, une atmosphère bienveillante et décontractée se dégage du lieu. Alors que Pierre et Benoît s’affairent déjà, déambulant dans l’atelier les bras chargés de matériaux, en combinaisons, nous nous imprégnons du décor – des planches achevées en liège ou en revêtement de fibre de lin sont disposées le long des murs blancs et côtoient des flotteurs encore vierges de finitions. Du fond de l’atelier, des sons feutrés nous parviennent. Ils se dessinent avec une intensité accrue tandis qu’Axel, chargé de la communication de Notox, nous guide de pièce en pièce et se livre avec patience au récit des savoir-faire.

Nous apprenons que le corps des planches est composé de pains de polyester recyclé et recyclable, présentant des caractéristiques de légèreté, de flottabilité et d’étanchéité variables en fonction de leur densité. Ce matériau, qui parvient à l’atelier dans un format brut, est ensuite « préfaçonné » au moyen d’une machine dédiée, avant d’être travaillé dans les moindres détails par les mains expertes des shapers. La forme précise de la planche s’obtient au moyen d’outils de ponçage, en considération des attributs techniques poursuivis – incurvation de la planche, affinage des extrémités (nose et tail) et des rails – déterminées en amont lors de la conception théorique de la planche. Le pain est ensuite recouvert à la main, avec minutie, par des matériaux naturels, dont les provenances répondent aux engagements éthiques de Notox : liège des Landes, fibre de lin du Nord de la France, feuille de bambou d’Espagne, auxquels s’ajoute une résine biosourcée à 56 % de Bretagne.

Lors de notre visite, nous assistons au drapage d’une planche. Pierre, avec précaution, tend la fibre de lin audessus d’un pain de polystyrène enduit d’une fine couche de colle, pour qu’elle s’y dépose délicatement. Il nous expose les méthodes de cette étape cruciale qui s’opère en one shot, de ce premier pas vers les finitions de l’objet, qui implique une précision accrue des gestes de pose, puis de découpe et d’assemblage du lin, permettant d’assurer l’intégrité et l’étanchéité de la planche. Enfin, le processus s’achève par les finitions. Les strates de matériaux et d’enduits sont compressées sous-vide, puis les planches placées dans une pièce chauffée pour en moyenne 48 heures, avant d’être soumises à un ultime ponçage d’une précision essentielle à l’homogénéité finale de l’objet.

Tandis que nous déambulons dans l’atelier, nous effleurons de nos mains des rouleaux de liège, entreposés çà et là. Nous passons nos doigts entre les fines pliures des chutes de lin déposées sur les établis, caressons les extrémités lisses, arrondies et un peu poussiéreuses des planches tout juste poncées. Au sol, nos pas émettent une étrange mélodie, rythmée par la résine qui colle à nos semelles. Surpris par la pureté de ces matières naturelles, qui coexistent étrangement dans la lumière tantôt bleutée, tantôt rougeâtre d’un atelier aux allures industrielles, nous sommes rattrapés par nos préjugés. « Ces planches sont-elles réellement adaptées aux exigences pratiques de la discipline? Tout à fait », nous rassure Axel dans un sourire amusé. Les planches, façonnées dans un souci de parfaite ergonomie afin de favoriser le confort du surfeur et d’optimiser la vitesse de glisse, la fluidité des directions et les sensations, présentent en outre autant de qualités que les matières qui les composent. Le liège, excellent antidérapant, permet de se passer de la wax, enduit adhésif éminemment polluant, de même qu’il offre un confort et un aspect alvéolé sécurisant pour les surfeurs débutants à intermédiaires. La feuille de bambou est plus légère et vient parfaire des planches performantes dans les situations favorables aux surfeurs expérimentés, tandis que la fibre de lin démontre des propriétés absorbantes des vibrations, pour une stabilité et une fluidité de glisse accrues.

L’équipe nous confie que nous sommes loin d’être les seuls à nourrir ce préjugé face à ces planches aux composantes inhabituelles. L’orientation peu anodine de Benoît et de Pierre vers ces matériaux naturels, non sans évoquer un retour aux sources de la discipline, présente bien sûr son lot de défis dès lors qu’elle se heurte à des mentalités bien ancrées et peu sensibles à l’impératif écologique. Ces shapers y répondent sereinement avec une pratique artisanale consciente et originale ainsi que des matières aux apparences simples ne sacrifiant aucunement la performance. Ils formulent cette réponse avec une technique maturée et adaptée aux contraintes du présent, au bénéfice de l’épanouissement transparent et pérenne d’un jeu du corps sur l’océan, d’un jeu du cœur et de l’esprit au gré du mouvement du ressac, d’une discipline aussi sensationnelle que rigoureuse par elle-même et pour ceux qui la pratiquent.

Par la bienveillance qui les caractérise, ces façonneurs de la vague nous communiquent la clarté d’un engagement nécessaire à la durabilité d’une pratique intimement conditionnée à la nature, l’ambition d’un pas de côté dans l’environnement du surf, qui se joue dans tous les gestes et se prolonge par le dialogue sain entre la planche et l’océan.


TEXTE : JEANNE PRÉVOST

PHOTOS : TRISTAN PEREIRA

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