Refuge

Pierrefitte-Nestalas, Hautes-Pyrénées, France.

En cette matinée glaciale de décembre, plusieurs mètres de neige immaculée enveloppent le paysage paisible du Pays des Vallées des Gaves. La région détient, au moment où débute notre récit, un record mondial d’enneigement sans précédent depuis 2013. Autour de nous, la tendance est à un silence feutré et à une vision monochrome, légèrement embrumée. Le crissement prudent des pneus de notre véhicule vient perturber l’assourdissement des montagnes tandis que nous progressons en altitude.

Nous avons appris des longs mois d’hiver québécois qu’il n’y a pas de grand froid, uniquement de mauvais choix vestimentaires. Un conseil léger et avisé, reçu d’un parfait inconnu dans les rues de Québec. Nous l’avons plus que jamais à l’esprit lorsque, enveloppés de nos épais manteaux et les pieds enclavés dans nos raquettes, nous nous apprêtons à braver l’air vif et le froid saisissant des Pyrénées. En ce début d’après-midi, nous commençons, sereins comme le paysage qui nous entoure, notre ascension vers la Cabane de Layous. Au rythme vigilant de nos pas, lourds de nos raquettes chargées d’une neige poudreuse, nous nous engageons dans une démarche exigeante. La puissance d’un souffle glacial qui déstabilise nos corps et fige nos visages et la présence de congères, amoncellements de neige atteignant, par l’effet du vent, plus d’un mètre de hauteur, contraignent notre marche. Autour de nous, les chaînes de montagnes sévères assistent au spectacle de la souveraineté des éléments

Au terme de notre longue ascension, tandis que le vent s’entête et que les flocons de neige sillonnent inlassablement le ciel, nos mouvements se figent dans un silence cérémonial. Devant nous, comme une pierre précieuse lovée dans un écrin monochrome, nous devinons la Cabane de Layous. Les muscles détendus et l’insouciance retrouvée, nous parcourons les derniers espaces nous séparant de notre refuge. Nous célébrons secrètement notre volonté dont les rudes conditions hivernales n’auront pas eu raison.

Logés au cœur d’un tableau immobile, au creux des bras des chaînes montagneuses abruptes des Pyrénées, les refuges endormis témoignent d’une richesse sous-estimée. Ils sont les lueurs d’espoir du randonneur en quête de chaleur, les repères intemporels des bergers, les symboles d’une culture ancestrale de la montagne et du pastoralisme. Ils ponctuent le paysage naturel pyrénéen comme autant de trésors bien gardés. La Cabane de Layous, modeste abri de pierres disparates habité lors de la saison estivale par les bergers de la région, ne fait pas exception à cette tradition. Situé à une altitude de 1 555 mètres, ce refuge s’apprête à recueillir, le temps d’une nuit, nos corps glacés et nos esprits en quête d’une quiétude réparatrice que seule la montagne sait offrir aux êtres.

Le ciel légèrement bleuté de la nuit tombante enveloppe déjà le paysage lorsque nous franchissons la robuste porte de bois de la cabane. Afin de nous assurer d’une température positive pour la nuit, nous nous empressons d’allumer, dans l’âtre de la cheminée rudimentaire, un discret feu de bois. Étendus à même le sol sur nos couchages de fortune, nous observons le cœur de notre abri reprendre vie, tout en patience et au rythme orangé des flammes vacillantes sur les murs.

La nuit bien installée, le vent apaisé, c’est dans un silence rompu de rares paroles que nous savourons une collation méritée. La garbure, potée aux légumes anciens et au canard emblématique de la cuisine gasconne, réchauffe lentement sur le feu. En attendant, nous nous délectons du traditionnel saucisson de coche et de la tomme de vache des Pyrénées. Le crépitement du feu se mêle au parfum âcre de la poussière, à l’humidité des murs de pierre et aux effluves rassurants de la garbure. Il murmure à nos oreilles de nombreux récits de traditions et des promesses de sécurité.

Au plus sombre de la nuit, nous nous aventurons à nouveau au-dehors. Un regain de souffle espace les nuages pour dévoiler, sous nos yeux ébahis, un ciel tapissé d’étoiles. Dans une majesté inégalée, son scintillement domine la vaste vallée et les imposants sommets. Teintés de l’émotion de ce spectacle, nous regagnons, dans l’humidité et le bleu de l’hiver, l’intérieur du refuge. Protégés par un toit de fortune, enveloppés de la poussière du temps, nous nous laissons sombrer dans un sommeil profond. Dans notre douce inconscience, apaisés, nous tendons l’oreille au vent. Il parcourt les failles de la pierre et l’étroite cheminée et nous livre inlassablement ses récits de voyageurs recueillis, de bergers impassibles, de nuits sans rêves, de montagnes endormies. Dans son souffle incessant, le vent témoigne pour ces lieux aux formes archaïques et poétiques. Ils ont été construits de la main de l’Homme au fil des générations, de passages et de rencontres, de paroles partagées, d’introspections solitaires. Ce refuge nous offre, dans cette sobriété chargée d’histoires, le luxe d’un répit sans troubles.

Aux premières lueurs du jour, les yeux encore embrumés de sommeil, nous assistons au spectacle du paysage qui s’éveille et du ciel dense qui résiste aux lueurs d’un soleil conquérant. Le souffle court face au vertige de l’aube, nous admirons l’épaisse couverture blanche enveloppant la vaste vallée, qui, mesquine, a recouvert les traces du chemin que nous avions tracé la veille. Au cœur de la cabane, les braises déjà froides, recouvertes de quelques flocons parvenus par la cheminée, nous indiquent qu’il sera bientôt temps de rebrousser chemin. Un café fumant entre nos doigts engourdis, nous savourons ces instants précieux, plus que jamais conscients de la valeur de notre expérience. Dans un recueillement tout particulier, nous laissons aux échos du silence le soin de nous envelopper pour quelques minutes encore. Nous rendons hommage à cette cabane de pierres brutes, joyau modeste sertissant le massif montagneux et conférant au patrimoine pyrénéen son émouvante unicité.

Toute vivacité retrouvée, nous reprenons notre chemin, laissant s’éloigner derrière nous ce refuge déjà étrangement familier. Si nous ne laissons de traces perceptibles de notre passage que dans nos pas, bientôt effacés par la neige, la Cabane de Layous parlera de nous aux prochains voyageurs qu’elle accueillera comme ses enfants. Nous en sommes intimement convaincus. Elle leur dira, à eux aussi, le rythme des saisons, les mutations de la nature et des activités de l’Homme. Leur confiera son usure face aux éléments, dans l’espoir qu’ils la quittent à leur tour enveloppés des brumes de la nuit, pleinement conscients des impératifs de préservation qu’elle porte. Leur prouvera, enfin, sans extravagance aucune, qu’elle est de ces biens inestimables dont la splendeur et la précarité appellent toute la célébration qu’on réserve aux trésors.


Texte : Jeanne Prévost

Photos : Tristan Pereira

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