Le camion à fleurs

Depuis mon petit studio parisien, alors qu’autour de moi la chaleur de l’été s’essoufflait et que la ville plongeait lentement dans une torpeur automnale, je découvrais au détour de mes réseaux sociaux une image colorée, d’une joie communicative. Deux jeunes femmes, vêtues de leurs tabliers, souriaient devant une Renault Estafette bleu-gris et annonçaient le lancement à venir d’une initiative bien à elles : le Camion à fleurs. Interpellée par cet intitulé, je me lançais à la recherche d’information, et quelque temps plus tard, Virginie sonnait à ma porte, un bouquet délicat entre les mains. Entre les feuillages touffus de la composition, une petite carte ornée d’une écriture manuscrite, que j’ai conservée précieusement : votre bouquet est composé d’anémones, de chrysanthèmes « Spider », d’œillets de poète, de giroflées et de lierre. Mettre de l’eau au ¾ du vase et changer l’eau tous les deux jours. À l’occasion de mon anniversaire, deux ou trois autres bouquets se sont accumulés dans mon appartement, mais, bien que chargés de l’affection que me témoignent mes proches, ces derniers n’avaient pas la même saveur.

De même que j’interrogeais mes habitudes de consommation à bien des égards, j’ai suivi avec bienveillance et curiosité la floraison de ce projet original et bien senti. Accompagnée de Tristan, je suis partie à la rencontre de Virginie et de Justine. Alors qu’elles évoluaient ensemble à l’École des Fleuristes de Paris, puis qu’elles menaient à bien leurs premières expériences, un constat a éclos : le métier d’artisan fleuriste et la pratique de la composition florale sont intrinsèquement liés au produit fragile de la nature. Pourtant, force est de constater que les bouquets de fleurs délicates et parfumées qui peuplent nos intérieurs, comme nos imaginaires, résultent en grande partie de pratiques culturales agressives et de dynamiques d’importations tant massives que polluantes.

Les fleurs, que nous (nous) offrons dans un geste délicat, pour le plaisir de voir renaître la poésie dans une pièce ou encore de témoigner de notre affection, sont autant de vecteurs d’un déséquilibre. Nous tendons par ailleurs à le corriger dans nos habitudes d’alimentation, de voyage ou d’habillement. Imprégnées de ces réflexions, Virginie et Justine ont créé le Camion à fleurs, il y a près d’un an. Elles se sont faites les ambassadrices d’une démarche qui m’a séduite, en véhiculant en région parisienne, à bord de leur camionnette, l’ambition d’une consommation locale florale et le pari d’une créativité inégalée.

Équipées de leur camionnette aménagée, ancien foodtruck reconverti en atelier de fleuristes, Virginie et Justine parcourent aujourd’hui plusieurs marchés de Paris et de sa banlieue proche : le marché Télégraphe, le marché Alibert et celui d’Asnières bord de Seine. Les fins de semaine, elles font escale sur la place de la République de Montreuil, un choix évident puisqu’il s’agit de la ville dans laquelle toutes deux résident. Les fleurs et branchages variés qu’elles se procurent sont entreposés au frais dans la cave de Justine, où ils peuvent sans difficulté être alimentés en eau. Le pari de ces deux fleuristes repose sur une collaboration naissante avec des horticulteurs responsables de région parisienne. Les pratiques culturales satisfont les convictions éthiques qui structurent le projet. Cultivées principalement en plein champ, exemptes de traitements chimiques et dans le parfait respect de la saisonnalité, les fleurs du Camion se veulent exemplaires de l’unicité et des petits défauts qui caractérisent une production naturelle. L’installation que nous découvrons en leur rendant visite à Montreuil parle d’elle-même, témoignant de cette fraîcheur et de la richesse de ces ressources respectueuses de l’environnement.

Entreposées sur des caissons en bois, dans des seaux en métal, les compositions subtiles de Virginie et de Justine coexistent avec des ensembles bruts de fleurs, destinés à être composés sur place, à bord du camion. De petites ardoises émergent çà et là des bouquets, comme le prolongement de tiges indiquant la provenance des produits : Zinnia, Campanule, Bleuets – Val de Marne. Virginie me confie sa déception au constat de l’absence de telles informations chez la plupart des fleuristes, l’indication de la provenance des fleurs ne faisant pas l’objet d’une quelconque régulation. Ces petites ardoises, pourtant, ne sont pas anodines, en témoignent les clients curieux que nous voyons défiler au fil de la matinée. Ils s’interrogent et invitent Virginie à se livrer au récit de sa démarche et de sa matière première. Ces échanges enrichissants sont partie intégrante de leur activité, qui repose sur le défi d’accoutumer la clientèle à une consommation différente et d’abandonner cette tendance bien ancrée d’offrir des roses en hiver pour préférer des trésors méconnus de saison. Sensible à cette dynamique, je me penche sur les bouquets et caresse discrètement les pétales, les feuillages, tandis que Virginie m’expose la sélection du jour – roses d’Inde, sauge, delphinium, autant de fleurs dont j’ignorais l’existence.

Tandis que je papillonne, Virginie s’affaire à l’intérieur de son atelier et, d’une oreille distraite, je saisis le jeu des sons métalliques du sécateur, des tiges s’affaissant au sol, le bruissement du papier qui enveloppe le bouquet, celui du raphia qui se déroule et froisse délicatement l’ensemble. Accoudée à l’entrée du camion, j’observe les gestes spontanés et précis des mains de la fleuriste au regard consciencieux qui s’activent autour des tiges qu’elles entrelacent. Ils traduisent une concentration méticuleuse. Tandis que je tente de deviner quelle intuition la guide, quelles sources culturelles inspirent ses productions que je qualifie d’orfèvreries florales, elle m’explique son attachement et celui de Justine à ne pas parler d’art lorsqu’il s’agit de composition florale, mais bien d’artisanat – d’une pratique fondée sur une connaissance des produits, sur un savoir-faire technique, pourtant loin d’être exempt d’une sensibilité essentielle.

Très réceptive à la dimension esthétique des compositions qui m’entourent, je demande à Virginie de m’accompagner sur le terrain des émotions – elle me confie alors que certaines de ses compositions sont guidées par ses souvenirs, et particulièrement celui du jardin de sa grand-mère, qui s’appliquait à s’entourer de ces « fleurs de grand-mères », celles méconnues ou parfois boudées du grand public, que l’on retrouve dans ses bouquets.

Bien consciente de la distinction terminologique que Virginie évoquait et de son attention à ne pas intellectualiser la composition florale comme celle d’un tableau ou d’une sculpture, je fais un pas de côté dans mon approche – je me laisse porter simplement par la poésie époustouflante des fleurs que j’appréhende et laisse libre cours à ma synesthésie pour que s’activent simultanément mes sens. Les compositions surprenantes, animées du champ des possibles des associations de couleurs, de formes, de volumes et de textures, impriment ma rétine et ouvrent la voie, dans mon esprit, à des danses végétales singulières, à un ballet sensoriel d’une élégance rare.

Les zinnias volumineuses dialoguent avec de fragiles fleurettes, les unes dominant aléatoirement les autres dans des jeux de hauteur, chatouillées par endroits par les pétales aériens de la nigelle de Damas, rassurées par le velours des tiges de bleuets. Ces formes variées s’épanouissent dans la lumière diffuse du matin, enivrant de leurs senteurs les espaces qui m’entourent, teintant ma tête d’impressions exaltantes. C’est finalement le prolongement de cette expérience sensorielle, née des gestes intuitifs, de la démarche et de la sensibilité de Virginie et de Justine, qui se cristallise et m’accompagne en cet instant, tandis que j’écris ce texte et vous livre la singularité de cette belle rencontre.


TEXTE : JEANNE PRÉVOST

PHOTOS : TRISTAN PEREIRA

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