Charles-Antoine Crête
Qu’est ce qu’un chef reconnu ayant passé quinze ans au Toqué peut bien faire dans un fast-food? Facile, il l’imagine. Rencontre au Foodchain avec CharlesAntoine Crête, un chef hyperactif et inspiré.
Chez lui, la bouffe relève de la vocation : « À neuf ans, j’ai dit à ma mère que je voulais être cuisinier. J’ai eu la chance de ne jamais avoir à me poser de questions. » Encore enfant, sa carrière démarre à la plonge, dans un restaurant de son village, SaintAugustin. Puis il s’en va à Toronto, puis en France, rentre au Québec, se fait virer de l’ITHQ, atterrit au Toqué, passe au elBulli en Catalogne, devient consultant en Australie et revient au Toqué où il monte notamment la brasserie T avec Normand Laprise.
Quinze ans en tout dans cette institution se terminent quand l’idée de construire sa propre affaire devient une évidence. Entre quelques voyages et projets annexes, l’aventure du restaurant Montréal Plaza débute, avec son inséparable partenaire Cheryl Johnson (onze ans au Toqué pour elle).
Et son restaurant Foodchain dans tout ça? C’est l’autre partie de la même histoire : « Un jour, par hasard, j’ai rencontré Jean-François Saine, avec qui j’avais travaillé sur un projet il y a sept ou huit ans. Il m’a dit qu’il voulait quitter sa boîte de marketing et partir une chaîne de restaurants. Moi je lui ai dit que je voulais ouvrir le mien. Finalement, on a décidé qu’il allait travailler avec nous sur le plan d’affaires du Montréal Plaza et qu’en échange, on allait inventer une chaîne ensemble. »
Foodchain a ouvert au printemps 2017, mais sa genèse remonte à deux années plus tôt, dans les locaux du Montréal Plaza : « Le lieu nous a servi d’endroit pour brainstormer. Ça prenait un endroit, une base pour développer Foodchain. On avait besoin d’une équipe. » Autour de la table, on retrouve le designer Zébulon Perron, l’illustra - teur Mathieu Goyer, Phillip Viens du restaurant Maison Publique, Sébastien Blanchette et Cheryl Johnson du Montréal Plaza et Jeffrey Finkelstein, de la boulangerie Hof Kelsten. Avant le service du soir, le Plaza est encore aujourd’hui un lieu ou - vert, aux humains comme aux idées : « À partir de 8 h du matin y’a de la vie. Avec Mathieu, dans mon atelier, on fait des films pour les réseaux so - ciaux, y’a du monde à mon bureau, y’a mon chum Gab de Radio Radio qui pitonne son nouvel album, Geneviève qui fait des plantes, ma mère qui est dans la cuisine, y’a des dégustations de vin... Dans le fond, c’est notre vie qui est là »
« La seule affaire qui manque c’est une douche, je voulais en installer une, puis finalement j’ai abandonné parce que ça enlevait de la place au cellier. J’avais tous les plans dessinés! » (rires) Charles-Antoine dit adorer déléguer et redouble de compliments pour ses employés, associés et col - laborateurs. Dans le flot de ses idées et projets, il confie chercher à pousser ses affaires jusqu’à y être inutile, « parce que ça veut dire que je peux aller inventer comment être utile ailleurs. »
À la base du concept de Foodchain, on retrouve l’envie d’offrir des produits de qualité, principale - ment québécois, offerts en quantité et tout au long de l’année. « À force de passer dans le tordeur, il est resté des légumes, des noix, des fromages, des fruits, des herbes. On a ouvert un restaurant de légumes accidentellement. On ne voulait pas être dans la tendance, on voulait juste avoir le moins de problèmes possible. »
Charles-Antoine Crête, derrière ses grands gestes, est un chef méticuleux : « Mon obsession c’est le standard. C’est bien beau de faire quelque chose, mais faut être capable de le répéter, au Plaza ou ici. Il faut tout le temps que ce soit pareil, puis si ça prend vingt minutes pour dresser le plat, c’est impossible de le faire identique cinquante fois dans une soirée. » C’est dans cette optique qu’il est tom - bé sur l’outil au cœur de Foodchain : « On avait acheté un robot comme ceux qu’on utilise mainte - nant. Je me suis dit qu’avec lui, les coupes allaient être régulières, parfaites. Un matin je suis rentré, j’étais magané, j’avais pas beaucoup dormi. Sou - vent, c’est là que les bonnes idées arrivent. J’ai alors dit une fameuse phrase : "Pourquoi qu’on câ - lisse pas toute dedans?" (rires) J’ai pris un bol et j’ai mis des champignons, des noix, du chou-fleur, des herbes, tout mélangé, j’ai mis ça dans la machine, j’ai pesé sur le piton puis ça a fait vroum! Tout est sorti et ça sentait tellement bon! Tout est coupé à la seconde où le client le demande. Ça peut pas être plus frais tranché. » L’équipe a alors mis sur papier onze idées de recettes (en quarante-cinq minutes!), qui ont été testées, ajustées et ramenées aux huit salades qui forment la carte du Foodchain.
Charles-Antoine se décrit volontiers comme un patenteux et le restaurant est rempli de petites trouvailles : « J’essaie toujours de trouver une solution qui va résoudre quatre problèmes. » Tout est pensé, du menu à la gestion de la vaisselle. « Ça a pris des mois de travail tout ça, en se posant des questions sur tout. » Le bol qui sert à introduire les ingrédients dans le robot est le même qui sert à servir la salade aux clients. Le savoureux pain magique, mis au point par Jeff Finkelstein, a été pensé pour « être autonome dans sa propre graisse » évitant ainsi d’avoir à y ajouter du beurre ou de l’huile. Un de ses voisins brasseur a adapté pour lui un système de tireuse de bière afin d’offrir de délicieux jus de pomme et de canneberge frais et pétillants tout en optimisant la gestion des stocks. Pour gagner en efficacité, Charles-Antoine dit s’être inspiré de plein de choses, incluant le jeu vidéo Burgertime de Nintendo ou encore un tirage de Loto-Québec! L’aspect robotisé n’est pas ici synonyme de déshumanisation, au contraire : « Tout est tellement pensé que le temps qu’on passerait à poser cinquante-deux questions au client sert à prendre les gens en charge et à offrir un meilleur accueil ».
« C’est mégamécanisé pour faire ressortir l’humain. C’est pensé comme il faut pour que les humains prennent mieux leur place. »
Foodchain, ça marche. À l’heure de pointe du midi, l’équipe jauge le nombre de clients en attente en comptant les lampadaires devant lesquels la file s’allonge. Peu importe sa longueur, une minute après la commande, les clients sont servis. Et la suite? « Je pourrais en ouvrir six dans l’année qui vient, mais non. On va marcher avant de courir. On s’est offert le luxe d’inventer quelque chose, maintenant on va se payer le luxe d’inventer comment on va le développer. Dans l’année qui vient, on va en ouvrir un autre. Mais où? Montréal, New York, Toronto? On finit de monter la mayo et après on préparera la salade. » (rires) Et pour lui? « J’ai tout le temps hâte à ce que je vais faire dans six mois, puis ça m’énerve parce que j’ai trop hâte. Ce que je vais dire dans six mois, j’ai hâte en maudit de le savoir! » Et nous donc!