Azulik

récit d’un dépaysement

D’emblée, je croyais maîtriser. Je parcourais la péninsule du Yucatán depuis un mois. J’arrivais enfin à comprendre quelques phrases d’espagnol. J’avais mangé et bu ce que des villageoises mayas m’avaient chaleureusement offert, j’avais été malade, j’avais dormi dans des draps luxueux et dans des chambres où des insectes croquants courent sur le sol. J’avais loué une petite voiture sans suspension et roulé sur les innombrables dos-d’âne de Mérida. J’avais marché dans le vieux Cancún à 40 degrés Celsius sans ombre pour remplir des bidons d’eau potable, j’avais plongé dans l’eau limpide de cénotes et gravi des ruines mayas. J’avais dansé en mangeant des tacos dans la rue, j’avais vu le désastre du tourisme de masse qui envahit sauvagement les plus belles plages et j’avais vu le ciel des villes tourner au rose avant de s’éteindre pour la nuit. Alors non, je ne m’attendais pas, à la fin de mon périple mexicain, à être décontenancée par un trésor construit au milieu de la jungle.

LES SENS

Azulik est un complexe qui comprend deux parties. Celle de Tulum consiste en un assemblage de villas surélevées, de restaurants, d’un centre de santé et de la galerie d’art Sfer Ik. Celle de Francisco Uh May est formée de la version musée de Sfer Ik ainsi que d’un restaurant au cœur de la jungle. Dès ma visite de la galerie de Tulum, mon équilibre vacille. Du côté de la rue principale, l’entrée est étrange et discrète; je ne sais pas si je suis au bon endroit. J’entre doucement, je retire mes chaussures. Le sol est frais dans la lourde chaleur de juillet. Avant de lever les yeux, je sens l’odeur souple de l’encens. Je vois ensuite la lumière diffuse, même en plein midi. Je me déplace doucement sur le sol de béton lisse et incurvé, alors que je sens déjà mes repères m’échapper. Des œuvres brutes et naturelles sont exposées, d’autres propositions artistiques sont en néon. Tout fonctionne parfaitement et contribue à l’effet étrange qu’opère Sfer Ik sur moi.

Pour accéder à d’autres niveaux de la galerie, je dois emprunter des passerelles étroites et courbes. Je laisse mes mains glisser sur leur surface. Je suis troublée par le contraste entre la douceur des formes du béton et la rusticité des tiges de bejuco, un bois local qui ressemble à de la vigne et qui est utilisé partout dans l’architecture du lieu. Qui a pu avoir l’audace de construire Azulik?

L’ÂME

Roth est l’audacieux et visionnaire fondateur d’Azulik et de Sfer Ik. On ressent sa volonté de favoriser un dialogue entre les communautés autochtones et occidentales, que ce soit par la mise en valeur des techniques de construction des peuples mayas ou l’utilisation de matériaux locaux et significatifs pour ces peuples. Par ce dialogue, Roth encourage la préservation de la culture locale et le respect des valeurs de la sagesse ancestrale. On protège l’environnement, au sens le plus strict du terme : aucun arbre n’a été abattu lors de la construction d’Azulik. Pour ne pas déranger le sol, des parties du bâtiment suivent la topographie tandis que d’autres s’élèvent au-dessus de la cime des arbres, comme un toit sur la jungle. Cette impression de flotter dans un monde à part est encore plus intense dans le musée Sfer Ik de Francisco Uh May. Ce petit village est situé à 30 minutes de Tulum, au cœur de la péninsule du Yucatán, en plein dans la jungle basse et dense caractéristique de la région.

À l’entrée du musée, je ne réalise pas l’ampleur de ce joyau haut perché. Je marche sur la passerelle de bejuco, je me sens nerveuse, les émotions à fleur de peau. À l’intérieur, je ne sais plus où je suis : je fais face à un labyrinthe de béton lisse, à des formes courbes et organiques qui me font croire à une matière modelable comme de l’argile. Je descends, puis monte à nouveau; je suis comme un oiseau qui surplombe les arbres. Tout est vert, grège, brun. Par terre, il y a une ouverture : c’est un cénote. Cette perle bleue a été précieusement conservée et mise en valeur dans le sol du musée par respect pour la spiritualité maya qui considère ce point d’eau sous-terrain comme une entrée vers l’inframonde. Mon âme se trouble, émue.

Et puis l’art attire mon attention. L’exposition Conjonctions présente des œuvres d’artistes brésiliens. On y explore l’interdépendance de toute forme de vie et les carrefours du voyage humain. Cette fois, assise dans un abri, structure complexe tissée par l’artiste Ernesto Neto, je pleure. Mon âme a craqué, submergée par l’étrangeté du lieu et la finesse de l’art qui relient brillamment spiritualité, humanité et nature. L’effet est puissant. Le philosophe Harmut Rosa nomme ce phénomène la résonnance. Cette surprenante rencontre entre soi et le « Monde » se produit lorsqu’on entre en contact avec un élément étranger qui se soustrait à tout contrôle ou attente et qui, par ce caractère imprévisible, nous chamboule. Bref, les moments de résonnance nous font sentir pleinement vivants. Ils nous transforment.

LE CORPS

Dans la jungle, il y a aussi un restaurant. On m’y conduit. Je traverse étangs d’eau claire et passages labyrinthiques de bejuco. Je m’assois à l’une des six tables et observe les employés allumer de la résine d’arbre en poudre dans des petits pots de braise. Ça sent l’encens. On me présente le jeune chef, Rogelio Gorozpe Lomán, et le chef pâtissier, Santiago Conde Valdivia. Les deux partagent une vision commune de la gastronomie, où l’inspiration vient de la jungle, de l’architecture et de l’art, et où l’on utilise des techniques culinaires d’ailleurs en mettant en valeur les saveurs locales. Je mange des choses typiquement mexicaines, servies de manière gracieuse et étudiée. J’ai l’impression que les chefs ont deviné mes envies culinaires les plus secrètes et les ont préparées pour moi seule. Jamais plus je ne goûterai le huitlacoche, le curcuma, la noix de coco, la tortilla à l’encre de calmar, le sapotier, la hoja santa (poivre mexicain), les frijoles, l’amarante, le fruit de la passion et le chocolat de cette façon. Ce repas est unique, tout comme les pièces de céramique terreuse fabriquées sur place dans lesquelles il est servi.

Un verre de vin rouge frais à la main, seule au milieu du Yucatán, entourée du bruissement des feuilles dans la brise moite, je ne comprends pas ce que je fais ici. Le Mexique, Azulik, Sfer Ik et la gastronomie de la jungle, je les ressens dans mon corps transformé. Je me sens à la fois très loin et bien présente, les sens et l’âme en résonnance avec la grandeur du monde.


TEXTE et photos : Marie-Eve Campbell

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