L'huître bio d'Alban Lenoir

Il fallait être un peu fou pour défier les éléments et s’aventurer sur les plages de la côte ouest du Cotentin en ce dimanche pluvieux de septembre. C’est le seul moment que nous avions trouvé avec Alban Lenoir, conchyliculteur (éleveur de coquillages) à Blainville-sur-Mer et aux îles Chausey, pour aller explorer les parcs à huîtres tout juste émergés par le passage de la marée. D’ailleurs, ce dernier nous reçoit dans son atelier, vêtu d’une chemise, d’un pantalon chino et de chaussures de ville. Dans deux heures, ce sera la fête d’anniversaire de la grand-mère d’Alban; pas question qu’il arrive en retard.

L’ostréiculteur nous tend une cotte en toile cirée de couleur jaune que nous revêtons hâtivement, tandis que lui enfile sa paire de waders (sorte de salopette en toile cirée avec cuissardes intégrées permettant de travailler dans les parcs à huîtres avec de l’eau jusqu’au nombril) estampillée des lettres A.L. (Alban Lenoir). Le crachin normand semblait décidé à nous accompagner alors que nous nous dirigions vers la côte.

Alban nous ouvre le chemin, perché sur un vieux tracteur John Deere, dont la carrosserie rouillée par l’air salin dévoile les parties mécaniques du moteur et la rudesse des conditions de travail auxquelles sont soumis ces agriculteurs de la mer. Par chance, la bruine environnante s’efface pour laisser place à quelques rayons de soleil qui transpercent le voile nuageux, illuminant les rochers mordorés couverts de vase. Au même moment, nous nous hissons sur la remorque dans laquelle seront entreposées les poches d’huîtres, pour descendre par la cale afin de rejoindre les parcs, en laissant derrière nous les tables et les bouchots (pieux de châtaigner servant de support à la culture des moules), traversant les bancs de sable et les bras d’eau ruisselante qui retournent vers le large pendant la marée.

Cet environnement, Alban le connaît bien, il s’y est baigné depuis son plus jeune âge. Il avait l’habitude de suivre son père dans les parcs à huîtres, alors que la culture du coquillage se déployait sur les côtes normandes. Cet amour pour la mer et son exigence pour le beau produit, transmis par son père, l’ont incité à développer une culture conchylicole bio sur l’archipel de Chausey. D’abord intéressé par le Label Rouge (certification permettant d’identifier un mode de production à un niveau plus élevé), puis poussé par le manque d’enthousiasme et la réticence de la part des autres conchyliculteurs de la région associés aux conditions environnementales favorables (les îles de Chausey sont classées en Catégorie A, donc moins soumises au risque de pollution), le jeune conchyliculteur s’est démarqué en proposant un élevage bio pour les huîtres, les moules, les palourdes et les coques. L’exploitation d’Alban est la seule à proposer les quatre types de coquillages en culture bio. Toutefois, les mentalités changent et le bio séduit de plus en plus de producteurs sur l’archipel, au grand plaisir du jeune ostréiculteur initiateur du mouvement.

L’activité d’Alban est rythmée par le cycle des marées, aux sept jours de vive-eau suivent sept jours de morte-eau. En période de vive-eau, les marées sont au point le plus fort, l’eau se retire et permet ainsi l’accès aux parcs situés au large des côtes et sur les îles de Chausey.

Pour atteindre cet archipel, les hommes en cirés jaunes naviguent depuis le port de Granville jusqu’au point de mouillage (chaîne lestée à laquelle on arrime le bateau) situé près des îles. Les ostréiculteurs embarquent alors dans des canots en aluminium pour accéder aux tables du parc à huîtres encore immergé, que la mer rendra accessible après quelques minutes d’attente.

À Chausey, pas de tracteurs, tout se fait à pied ou à la rame, on limite l’impact carbone et on se soumet au cahier des charges exigé par l’appellation bio tout en proposant des solutions au risque de pollution. Et de toute manière, on ne peut pas charger un tracteur sur un bateau. Sur place, les amareyeurs sont soumis à un timing strict, pas question de se faire rattraper par la marée. Ils cueillent les moules, récoltent les palourdes et les coques et chargent les poches d’huîtres sur leurs embarcations.

La récolte de la journée est rapportée le soir au port de Granville. La marchandise – terme utilisé par Alban pour désigner les coquillages – sera triée et les huîtres seront mises en réserve (parcs destinés à l’affinage), pour la période de morte-eau.

En morte-eau, l’eau reste à son niveau le plus haut, submergeant la totalité des parcs à huîtres de pleine mer. Ce cycle permet le calibrage des huîtres qui sont passées au crible (sorte de tapis vibrant qui trie les huîtres selon leur taille) avant d’être classées, mises dans des poches à plus gros maillage et apportées sur les tables de réserve de Blainville-sur-Mer. Ces huîtres resteront une semaine sur les tables de réserve avant d’être remises en pleine mer lors du cycle de marée suivant. Les huîtres destinées à la consommation sont déposées dans des bassins de stockage au sein desquels elles pourront s’épurer (l’huître se rince du sable et de la vase qu’elle contient) avant d’être emballées en bourriche et vendues aux consommateurs.

Au loin, dans la réserve, nous distinguons des silhouettes jaunes qui s’affairent à la tâche et nettoient chaque poche d’huîtres – retirant les algues et les huîtres coincées dans les maillages, mélangeant les coquillages pour obtenir des lots plus homogènes, retournant chaque poche sur la table tout en laissant s’échapper les restes de vase et de dépôt laissés par la mer – avant de les charger sur les remorques. En remontant par la cale, au-dessus de nos têtes, les mouettes et les goélands semblent s’amuser de la situation, tout en observant du coin de l’œil le bal des tracteurs qui se croisent au détour des rangées de tables à huîtres, et dont les sillons creusés par leur passage s’entremêlent, telle une toile de Jackson Pollock.

Juste avant de quitter l’atelier, Alban plonge son bras dans l’un des bassins de stockage pour y sortir trois belles poignées d’huîtres de Chausey. Après tout, on ne pouvait pas parler de l’huître de Chausey sans goûter au produit. Nous reprenons le volant de notre Land Rover Defender vert Grasmere en direction notre prochaine aventure. En chemin, nous nous arrêtons près des vestiges du Pont de la Roque et improvisons un déjeuner en surplomb du Havre de Regnéville, où se rencontrent la Manche et la Sienne.

Les huîtres n’auront pas fait long feu. Assis sur une vieille table de pique-nique, l’un d’entre nous ouvre les coquillages à l’aide de sa lancette, un autre dépose le mollusque sur une tranche de pain noir, pendant que le troisième arrose le tout de grands traits de jus de citron. Une boîte de sardines à l’huile, deux avocats, trois tours de moulin à poivre accompagnent notre belle douzaine d’huîtres de caractère, iodées et semi-laiteuses, signe d’un été qui s’achève sous le crachin normand. Merci Alban.


Texte : Basile Le Clerc de Bussy

Photos : Mathieu Lachapelle

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