Veilleur dans la nuit

Dès les premières minutes de ma discussion avec lui, j’ai vu dans ses yeux une collection de lumières. Lorsqu’il parlait de son métier de gardien de phare, de son rapport au fleuve, de sa famille, chaque anecdote diffusait une clarté dans son regard. Nous étions à Métis-sur-Mer, au début du mois de juin, au bout d’une petite route privée bordée de maisons d’été, de rosiers sauvages, sur le site du phare de la Pointe-Mitis. La marée était haute et recouvrait une partie de l’estran rocheux, le ciel était bleu, la végétation retrouvait doucement ses nuances de verts, le fleuve était calme, l’heure était dorée. J’ai choisi ce lieu pour rencontrer Daniel St-Pierre, avec mon amie photographe Léa, puisque l’accès au phare de l’île Bicquette, où il a travaillé le plus souvent, est désormais très limité. Il n’a pas œuvré à la Pointe-Mitis, mais il est toujours heureux d’explorer le site d’un phare.

Daniel aura bientôt 70 ans. Il a été gardien de phare de 1975 à 1987. « Je m’ennuie tellement de ça! Si je n’avais pas eu à sortir, je serais encore là! », confie-t-il. Au fil des ans, l’automatisation des phares a fait en sorte que la présence constante des gardiens dans les phares n’était plus nécessaire. Le métier est disparu petit à petit. Daniel s’en désole : « La fermeture des phares, c’est un non-sens! On avait des îles bien équipées qui auraient pu servir en recherche et sauvetage. Ce sont des sites privilégiés qui auraient pu aussi servir de stations de recherche océanographique. » Certaines tours accueillent maintenant les touristes, d’autres sont accessibles sous conditions et sans activités. Et il y a celles qui sont inaccessibles et vouées à l’abandon... Le phare de l’île Bicquette fait partie de la réserve nationale de faune (RNF) des îles de l’Estuaire. L’accès y est limité parce qu’il s’agit d’une aire protégée. Elle a été créée par Environnement Canada pour protéger des sites de nidification d’oiseaux, dont l’Eider à duvet, un canard de mer. Le duvet d’Eider est cueilli depuis longtemps sur l’île parce qu’il constitue un isolant remarquable. On en fait des manteaux très chauds, par exemple. Daniel en a souvent cueilli.

LA DÉCOUVERTE DU MÉTIER

C’est au hasard d’un déménagement que Daniel est devenu gardien de phare. Après avoir quitté Rimouski, où il est né, pour s’installer au Bic, le propriétaire de son logement, un gardien de phare, l’a initié au métier. « Ma première fois dans un phare, c’était à l’île Bicquette, et je me suis senti tout de suite chez moi », se souvient-il. Daniel a été charmé par ce mode de vie. Il a également été de service à Capau-Saumon, à Haut-fond-Prince, à l’île Rouge, à Pointe-desMonts, à l’île du Corossol et à l’île au Marteau. Les tâches principales des gardiens de phare étaient d’aider les marins à naviguer sur le Saint-Laurent, l’une des voies navigables les plus dangereuses au monde. Ils veillaient à ce que le phare diffuse sa lumière comme il se doit, ils avaient à émettre une lettre en morse à une heure précise, ils surveillaient la météo et la visibilité, ils activaient la corne de brume au besoin, ils devaient aussi faire des travaux d’entretien des bâtiments et des équipements.

La famille de Daniel St-Pierre a eu la chance de le suivre à quelques reprises. « Dans les phares séculiers comme à Bicquette, on avait le droit d’emmener nos familles. Mes trois enfants ont passé 5 étés de suite sur l’île. On mangeait de la morue qu’on pêchait en traversant, on cueillait des groseilles, de la livèche de mer. On a aussi cueilli du duvet d’Eider. On a passé du bon temps. Ça les a marqués d’ailleurs, je pense, mes enfants… Ils ont les trois une vie assez exceptionnelle. Olivier et Alexandre sont musiciens. Colombe est cheffe. Ma mère a ouvert un restaurant de cuisine française jadis. Colombe ne l’a pas connue… Il y a comme une suite logique dans tout ça! »

Quand on pense au métier de gardien de phare, on imagine des histoires de tempêtes et de fleuve enragé. La solitude nous vient aussi à l’esprit. « Ce métier demande une certaine discipline parce que tu es un peu laissé à toimême. Ce n’est pas tant le mauvais temps qui est un défi, mais plus le fait de vivre seul. Il faut apprécier la solitude. Ça, moi, je n’ai pas eu tant de misère avec ça. Même que le problème, ç’a été de revenir. Et puis, je n’étais pas seul avec les oiseaux marins et les phoques », raconte l’ancien gardien.

DANS LES VEINES

À la maison, Daniel a une photo de lui, bébé, assis en couche dans un trou d’eau de mer, les mains sur le sable chaud : « Je me suis fait une santé de fer à courir sur la plage! On s’amusait avec du bois flotté, on mangeait des clams tous les jours, on allait à la pêche à l’éperlan. C’est tout ça qui m’a mis la mer dans le sang! » C’est aussi sur l’eau que la famille a fait son deuil d’une maman partie trop tôt : « Ma mère est morte j’avais 14 ans et je suis le plus vieux. Mon père, pour nous ressouder après cet événement malheureux, a fait construire un voilier. C’est l’un des premiers voiliers qu’on a vus à Rimouski. On est six garçons chez nous et on touche tous à l’eau! »

LA MER, TOUJOURS

Après avoir quitté les phares, Daniel a eu envie de construire des bateaux et de rénover de vieilles coques. Chaloupier : un autre métier hors du commun. « Le monde asteure, ils aiment se mettre debout sur une planche ou faire du kayak. Je ne comprends pas trop. Dans une doris ou une verchère au moins, tu peux partir avec ta blonde, tes enfants. En kayak, tout seul, tu peux même pas te toucher! » Le métier de chaloupier est en voie de disparition. Les petits chantiers de village ne font pas partie de notre culture au Québec, même si nous sommes un peuple de la mer. Néanmoins, il y aura toujours une place pour des artisans comme Daniel, tant qu’il y aura des personnes attentives au grain des choses, sensibles au savoir-faire traditionnel, amoureuses de la nature.


Texte : Mélanie Gagné

Photos : Léa Arnaud

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