Traverser le salar

J’irai à l’essentiel. Je me suis retrouvée au beau milieu de l’Altiplano en Amérique du Sud avec l’un des projets de films les plus exigeants qui m’aient été offerts. Tout a commencé l’an dernier, en décembre. J’ai reçu une proposition : tourner un film documentaire sur la traversée à pied du plus grand désert salé du monde, le salar d’Uyuni, situé dans le sud-ouest de la Bolivie. Dès le début, j’ai su qu’il ne s’agirait pas seulement de découvrir un nouveau lieu ou de réaliser un documentaire pour mon ami, Mateusz Waligóra; d’après ce que j’avais entendu et ce que je savais au sujet des déserts en général, il fallait m’attendre à ce que cette aventure se transforme en une sorte de voyage spirituel.

D’abord, quelques détails sur le voyage. Pour des raisons logis- tiques, nous avons choisi une saison sèche. En effet, en saison humide, le salar d’Uyuni se couvre d’une couche d’eau et, lors des journées sans vent, il devient le plus grand miroir du monde. Dans ces conditions, mieux vaut oublier le camping! Notre but était de traverser cette étendue de sel sans aucune assistance extérieure, seulement Mateusz et moi, au départ de Llica, pour arriver environ 150 km plus loin, à Colchani. Mateusz avait déjà traversé le salar d’Uyuni quelques années auparavant et avait décidé de répéter l’aventure pour tourner un film relatant cette expérience unique en son genre. C’était là mon travail, et j’étais consciente que trois dif- ficultés pouvaient survenir et représenter des dangers : le mauvais temps, le manque d’eau et bien sûr, mon mental. J’étais pourtant prête à les affronter.

La vraie aventure a commencé après environ 36 heures de voyage, depuis que nous avions quitté La Paz. Nous avons amorcé notre randonnée vers 6 h pour profiter du lever du jour sur le Ch'api Qullu. Mon tout premier pas sur le sel est une sensation inimaginable; je ne l’oublierai probablement jamais. Le son rythmique du sel craquant sous mes pieds m’a accompagnée toute la journée. Il n’y avait presque rien devant nous, rien derrière nous. C’était comme si nous avions été transportés dans une autre réalité.

La journée était ensoleillée, et un vent léger caressait mon visage. La splendeur du salar d’Uyuni m’a tout simplement hypnotisée. Même si je n’étais pas en Bolivie pour des va- cances, j’ai senti un soulagement dans mon cerveau : adieu sources d’information, problèmes et publicités! Ce qui se passait à l’extérieur de cette étendue salée ne suscitait en moi aucun intérêt. Pour la toute première fois depuis des mois, j’ai senti que je pouvais vivre dans le moment présent; de l’aube au crépuscule, être moi-même dans une nouvelle routine quotidienne. Nous étions entourés de centaines de kilomètres de sel laissé par d’anciens lacs évaporés il y a des milliers d’années. Devant nous, il n’y avait que le ciel bleu contrastant avec le sol blanc immacu- lé et les chaînes de montagnes lointaines qui semblaient fusionner avec l’horizon infini.

Avec son chariot, Mateusz tirait la majorité de notre équi- pement de camping ainsi que nos réserves d’eau et de nourriture. De mon côté, je marchais avec un sac à dos rempli d’équipement photo. Après un certain temps, mes pas ont commencé à créer un rythme qui m’a aisément entraînée dans un état méditatif. Quand on voyage à pied, on a beaucoup plus de temps pour vraiment expé- rimenter ce qui se passe. Quelques fois, je plongeais si profondément dans ma tête que le temps passait à toute allure. À d’autres moments, j’avais l’impression de marcher depuis une heure, alors qu’en réalité, seulement sept mi- nutes s’étaient écoulées depuis la dernière fois où j’avais consulté ma montre pour la dernière fois. À l’exception du bruit de mes pas et du vent, rien ne pouvait interrompre le cours de mes pensées : le paysage ne changeait pas de fa- çon flagrante. À la fin de la journée, quand le soleil dispa- raissait derrière l’horizon et que nous étions plongés dans la pénombre, la Voie lactée faisait son apparition dans le ciel et nous présentait un spectacle magique. Vous vous imaginez? Le salar d’Uyuni est visible depuis l’espace...

Après deux jours d’hospitalisation, dès qu’il s’est sen- ti mieux, nous sommes retournés sur le salar d’Uyuni, presque au même endroit où nous avions arrêté, dans le but de continuer notre périple. Ce lieu, qui ressort du pay- sage, s’appelle Isla Incahuasi et constitue le vestige d’un ancien volcan. Couvert de rochers et de milliers de vieux cactus, il est habité par Alfredo, 75 ans, qui y vit avec sa famille et des viscaches sauvages.

Au réveil, nous étions prêts à reprendre notre traversée de cette étendue de sel aux formations hexagonales. Tout juste avant le lever du soleil, tandis que je préparais mon matériel, j’ai entendu mon ami crier. Malheureusement, en descendant d’un rocher, Mateusz s’est cassé un os du ta- lon gauche. Nous savions que cet incident sonnait la fin de notre aventure, mais pour nous, ce n’était pas un échec.

Même si nous n’avons pas pu remplir notre mission, ce périple, en lui-même, m’a conféré force et humilité. Au risque de sonner cliché, je peux dire que ces quelques jours dans ce paysage vide et éternel, à essayer d’affronter les obstacles les plus inattendus, m’ont appris beaucoup sur moi-même; un apprentissage que ma vie quotidienne pourrait difficilement m’apporter. J’y ai trouvé l’équilibre et la paix.

Le matin, nous sortions de la tente, et aussitôt le froid nous imprégnait. Même si le salar d’Uyuni n’a pas d’odeur parti- culière, l’air frais matinal me rappelait une journée d’hiver, quand on sort avec un chandail bien douillet et une tasse de chocolat chaud garni de guimauves. Nous n’avions pas le chocolat chaud, mais une tasse de thé fumant et les rayons du soleil pour nous aider à nous réchauffer les mains et le corps après une nuit glaciale. Quelques cuil- lerées de gruau et un morceau de chocolat : j’étais prête à reprendre le tournage.

Les piles de mon appareil photo sorties de mon sac de cou- chage – sous ces températures, partager son sac de cou- chage avec un paquet de piles est un incontournable – je commençais à documenter ce qui se passait aux alentours. À la moitié de la distance que nous voulions parcourir cette journée-là, j’ai repéré un petit oiseau noir un peu plus loin. J’ai tout d’abord pensé que mon cerveau créait une sorte de mirage. Qu’est-ce qu’un petit oiseau pouvait bien faire là, au beau milieu d’une immense surface de sel dépour- vue de nourriture, d’eau et d’insectes? Il s’était peut-être perdu? Je l’ignore encore, mais cet instant est resté dans mon esprit.

J’ai remarqué que Mateusz n’allait pas très bien, il avait du mal à respirer. C’est pourtant un guide de montagne aguerri, et il avait eu tout le temps nécessaire pour s’ac- climater. À la fin de la journée, il ne se sentait pas mieux et, contrairement à tous les endroits où nous avons habité, nous ne pouvions pas appeler un taxi et rentrer à la maison depuis le salar d’Uyuni. À cet instant précis, j’ai réalisé que Mateusz était complètement démuni, et des tas d’idées noires m’ont traversé l’esprit, les pires même.

Le remède le plus efficace contre le mal des montagnes est de redescendre. Mais nous étions sur l’Altiplano, le deuxième plateau le plus haut de la Planète, avec une altitude moyenne de 3 750 mètres. Impossible donc d’en- visager cette option. Et si l’état de mon ami se dégradait pendant la nuit? Et si je me réveillais seule et que je devais trouver de l’aide dans cette région inhabitée?

Cette nuit-là a été froide et venteuse, et je me suis réveil- lée avec une couche de gel recouvrant la capuche de mon sac de couchage. Mateusz se sentait mieux qu’au cou- cher, mais il n’était toujours pas au meilleur de sa forme. Nous avons décidé de commencer à marcher et, dès que nous aurions du réseau, nous organiserions une évacua- tion. À partir de ce moment-là, la situation s’est empirée. Mateusz souffrait à la fois du mal des montagnes et d’une salmonellose.


Texte

Alina Kondrat

Photos

Alina Kondrat

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