Prose solaire

AU CŒUR D’UN JARDIN ESPAGNOL

L’AURORE

Imaginez-vous en train de survoler une immense région montagneuse et désertique, enveloppée d’un ciel rose barbe à papa. Des maisons en pierre apparaissent çà et là, perdues dans les oliveraies. Des bassins d’eau étincelante naissent aux creux des rochers. Puis, alors que vous posez les pieds sur Terre, des milliers d’amandes, fraîchement écaillées, dévalent la rue devant vous, tel un ruisseau au printemps.

Ce rêve bonbon, c’est Jijona, une toute petite commune dans le sud de l’Espagne, à quelques kilomètres d’Alicante. Elle est connue à travers le pays pour ses fameux turrones — un dessert typique espagnol à base de miel, de sucre, de blancs d’œufs et surtout, d’amandes.

Et la première chose que j’ai vue de cette localité est un camion renversé et ses milliers d’amandes qui inondaient la rue. À cet instant, j’ai compris que Jijona était unique.

LE PRINTEMPS

Dehors, les grillons chantent par centaines, et la rosée perle sur le sol rocailleux qui ne tardera pas à être assailli par le soleil. Dans la maison qui appartenait à son grand-père, Laia Picó traverse les rideaux d’osier menant à la grande véranda. Les premiers rayons du soleil illuminent déjà la résidence, que l’on a jadis nommée Baladre, ainsi que le décor majestueux qui s’offre à nous : un immense jardin qui accueille oliviers, citronniers, vignes, amandiers et figuiers de barbarie.

Nous sommes au début du printemps, et les orangers atteignent leur apogée. Au cœur de ces glorieux effluves fruitiers, nous avons l’impression de nous envoler avec la légèreté d’un rêve, puis nous contemplons cette symbiose parfaite de fleurs et de fruits qui s’étend sur des dizaines d’arbres. Nous cueillons quelques oranges, les plus juteuses, celles qui nous semblent prêtes à exploser. Nous devinons déjà qu’une fois pressées, elles nous offriront des saveurs sans pareil.

En rentrant, nous croisons les oliviers, qui n’en sont qu’à leurs balbutiements. Mon regard se perd dans la texture des montagnes. C’est ainsi que débute une journée à la maison familiale des Picó.

LES PICÓ

La terre qui accueille aujourd’hui tous ces arbres fruitiers a été acquise par l’arrière-grand-père Picó, peu après la guerre civile espagnole. Elle est particulièrement aride, à la différence des autres domaines de la région qui sont choyés par des rivières et des bassins naturels. À l’époque, elle n’était parsemée que d’herbes sèches et de quelques amandiers, mais la famille l’irriguera avec l’eau d’un village voisin, et, au fil des générations, seront implantés les généreux arbres fruitiers qui y trônent aujourd’hui. En dépit de ces ajouts, c’est l’amandier qui restera pour toujours le cœur du jardin.

LES TURRONES PICÓ

Laia suscite toujours la même réaction lorsqu’elle rencontre d’autres Espagnols : « Picó? Comme les turrones? »

Il faut savoir que les turrones ne constituent pas seulement un élément important de la culture espagnole : ils y rayonnent! Dégustés à travers tout le pays, ces fameux desserts bondés d’amandes sont particulièrement populaires à Noël. De ce fait, en Espagne, un buffet de Noël sans turrones n’est simplement pas digne de ce nom.

Jijona et Alicante se partagent l’origine du savoir-faire ancestral de ces friandises, dont le secret réside dans la qualité de l’amande. Elles sont présentées en grandes tablettes, que l’on casse avec les mains pour se les séparer. À Jijona, on prépare les turrones avec des amandes moulues, pour un résultat plus doux, plus tendre, alors que la recette d’Alicante contient des amandes entières qui lui confèrent une texture extra croustillante.

L’ÉTÉ

La vie est à son zénith. Dans le jardin, les grillons sont invisibles, mais leur chant, désormais devenu omniprésent à cette période de l’année, nous laisse imaginer qu’ils sont cachés sous chacune des pierres. C’est l’été.

Pilar Picó, la mère de Laia, m’invite pour une balade entre les arbres fruitiers. Je ne sais plus où donner de la tête. Les parfums, les textures, les couleurs, tout est à son apothéose. Les amandiers, les oliviers, les vignes et les citronniers sont chargés de fruits. C’est la saison de l’abondance, à l’aube des récoltes.

La majorité des amandes sont encore recouvertes de leur écaille verte et velouteuse. Dans quelques semaines, elles sécheront, s’ouvriront en deux et laisseront place à un noyau brun. Ce dernier est en fait la coque qui renferme la noix. L’amande est donc un fruit dont on mange seulement le noyau. On peut croquer les amandes tout entières lorsqu’elles sont encore vertes, mais elles laisseront un goût acide et légèrement astringent en bouche.

Nous nous installons pour en ouvrir quelques-unes. Alors que Pilar s’affaire minutieusement à écaler les fruits à l’aide d’une roche et d’un billot de bois, je suis ébahie; tout ce travail derrière l’extraction d’une seule amande!

Il est maintenant 20 heures, « l’heure où la montagne magique prend vie », me racontent Laia et Pilar. Dans la journée, elle m’était passée sous le regard. Pourtant, à cet instant, alors qu’elle brille de mille feux roses, on ne voit qu’elle à l’horizon. Le soleil couchant reflète sur ses parois et crée un tel jeu de lumière que l’on croirait que son unique but était d’en faire la reine du ciel.

C’est l’heure de l’apéro, et Pilar prépare une paëlla dehors, dans la cuisine d’été. L’ingrédient clé : de l’huile d’olive. Mais attention, pas n’importe laquelle, celle du jardin de Baladre! Elle est façonnée avec la même patience et le même amour que ceux qu’on met dans la culture des amandes.

Laia m’en verse un généreux filet sur une tranche de pain, accompagnée d’un Manchego à la truffe noire – un fromage au lait de brebis qui contribue lui aussi à la renommée culinaire de l’Espagne. L’huile d’olive est dense et parfumée. Elle se marie naturellement avec le riche morceau de fromage. Mes papilles explosent.

LE CRÉPUSCULE

Les derniers rayons du soleil nous font languir; ils ne sont plus que lueurs brillantes. L’air est chaud, et le ciel se pare de couleurs pastel. Je reste allongée entre les oliviers et ferme les yeux en rêvassant. Je n’ai qu’une seule envie : plonger dans ce divin coucher de soleil espagnol.


Texte et photos : Marine Clément-Colson

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