Les bergers de Te Hapu

Lorsque je mets les pieds à Te Hapu pour la première fois, j’ai l’impression de débarquer au cœur d’un film de Disney. Je suis accueillie par le gazouillement des oiseaux, les papillons virevoltant de part et d’autre et le bêlement des moutons au loin. Le turquoise de la mer trace la ligne d’horizon, les fleurs hautes en couleur se balancent au vent, et mon regard tente de trouver sans succès la fin des collines verdoyantes. Tout est presque trop beau pour être vrai. Une pure bouffée d’oxygène enivrante, insufflée par ce panorama époustouflant, me parcourt le corps. En m’immisçant dans ce tableau subjuguant, je rencontre la promesse de vivre ma plus belle expérience de wwoofing – World Wide Opportunities on Organic Farms –, riche en aventure et en enseignement pour le mois à venir.

Situé au nord-ouest de l’île du sud de la Nouvelle-Zélande, ce domaine est niché entre la mer de Tasman et le parc national de Kahurangi. Campé au cœur de la Golden Bay, région la plus ensoleillée du pays, ce site, à mon grand bonheur, est aussi reconnu pour être dépourvu de moustiques. Au fil des kilomètres, la route sinueuse nous dévoile son lot de paysages saisissants, à tel point que la civilisation s’évapore graduellement au profit de la population animale. Connu pour son élevage ovin et bovin, Te Hapu contribue au bonheur d’une poignée de chanceux désireux de louer des hébergements touristiques chaleureux et sans prétention. C’est le cul-de-sac d’un paradis perdu.

S’étendant sur plus d’une centaine d’hectares, ce secteur composé essentiellement de calcaire abrite des formes singulières aux teintes ocre. Tels d’immenses rochers taillés par la nature, ils s’apparentent à des œuvres d’art sorties de nulle part. Les vallons s’enchaînent et créent l’illusion d’une étendue infinie. La terre grasse est bien souvent recouverte d’une herbe tendre et abondante parfaite pour le pâturage. En arpentant le territoire, on découvre des labyrinthes de colonnes de roche façonnées par la mer, on déniche des grottes aux auras mystérieuses, on se balade sur les plages de sable blond et on s’amuse à suivre les sources d’eau qui se transforment inévitablement en cascatelle. Si on s’aventure assez profondément, on peut même découvrir un écrin de forêt tropicale humide délimitant les frontières de la vaste propriété.

Te Hapu, c’est le rêve d’une vie pour Sandra et Ken, propriétaires des lieux. Elle, Londonienne d’origine; lui, authentique Kiwi. Tous deux ont eu un coup de cœur immédiat pour cette terre. Animés par cette flamme naissante, ils ont travaillé d’arrache-pied pendant des années dans la tonte de moutons avec l’objectif d’acheter le domaine. En 1980, ils en font l’acquisition. Cependant, le dur labeur devait se poursuivre. Ils caressaient l’espoir d’implanter une ferme de moutons aux méthodes ancestrales : des troupeaux à l’air libre broutant dans des prés sans pesticides. Tout était à faire, à apprendre. À grand coup d’amour, d’opiniâtreté, Sandra et Ken ont relevé le pari. Aujourd’hui, ces septuagénaires gèrent la ferme avec la même passion, emprunts de la fierté d’avoir su créer un écosystème durable.

Les deux bergers ont été audacieux dans la sélection de leur cheptel, soit des moutons de type Mérinos et Romney, en plus de vaches Hereford. Le choix du Mérinos, ovin robuste s’acclimatant particulièrement bien à des milieux plus arides qu’à Te Hapu, a suscité le scepticisme. Pourtant, le territoire montagneux et la qualité de l’herbe contribuent à produire une laine d’excellence. Leur secret réside dans la rotation des pâturages et l’attention constante portée à leurs bêtes. Chaque étape du cycle de production est bien souvent liée aux saisons.

Acolytes indissociables des bergers, les chiens effectuent un travail monumental essentiel à l’accomplissement des tâches. Dressé rigoureusement, chaque chien joue un rôle commandé par un sifflement distinctif. Ils sont capables de diriger un troupeau entier d’un flanc de montagne à un autre simplement par quelques coups de sifflet. C’est un savoir-faire inestimable pour les bergers, en particulier sur ces terres abruptes qui nécessitent énergie et agilité. Malgré une météo clémente, dame Nature se déchaîne par moment. Elle abat des vents, des orages et des pluies d’une puissante violence qui transforment dramatiquement le paysage. Dans ces circonstances, il est malheureusement courant de découvrir des bêtes blessées ou décédées, tombées dans une crevasse ou du haut d’une falaise

La vie à Te Hapu rime avec autosuffisance. Ici, on cultive presque tous les légumes frais et on cuit le pain dans un poêle à bois qui sert aussi à chauffer l’eau de la douche. On consomme l’électricité avec parcimonie et on tire avantage des phénomènes naturels. Il y a beaucoup de tâches à accomplir partout et tout le temps. Même si les journées peuvent paraître longues et éreintantes, le rythme reste lent. Récompense de cette besogne exténuante et petit plaisir coupable, le goût pétillant et désaltérant de la ginger beer faite maison nous revigore en fin d’après-midi. On mange des roasts à profusion et on connaît l’histoire de l’animal derrière chaque pièce de viande. Certaines soirées musicales sont ponctuées par les rythmes de l’indémodable Frank Zappa, au grand plaisir de Ken. Et malgré les nuits assez froides en cette saison hivernale, on finit toujours par trouver le sommeil avec une bonne vieille bouillotte réconfortante sous la couette. En quelques semaines, il y a des allées et venues d’invités provenant des quatre coins du monde : de la famille, des amis, des employés ou des visiteurs. Par sa magnificence, Te Hapu est un lieu d’arrêt et de contemplation.

Je me souviens d’un coucher de soleil majestueux où j’ai eu la chance d’accompagner Sandra pour le mustering, soit le regroupement et le déplacement d’un troupeau. De gros cotons de nuages tournaient lentement au rose vif. On marchait dans l’un des endroits les plus escarpés de Te Hapu. À nos pieds, la mer déroulait ses vagues avec brutalité. Sandra se battait contre le vent, car il étouffait le bruit de son sifflet, mettant en péril le commandement de ses chiens. Aucune place à l’erreur dans ces collines accidentées, un seul faux pas peut lui coûter la vie de plusieurs moutons. Malgré son âge, que certains diront avancé, elle cheminait d’un pas assuré, soutenue par son bâton de berger. Ce relief escarpé a forgé sa démarche au fil du temps, ses pas sont parfois un peu inclinés, voire presque boiteux. Le tableau qui se dessinait à moi semblait complet. Une osmose parfaitement équilibrée entre chaque élément : Sandra, les chiens, les moutons, le vent, la mer, et surtout, cette terre. Quand on a passé sa vie à chérir et à apprivoiser un territoire aussi unique que Te Hapu avec autant de respect et d’engagement, force est de constater qu’on finit par devenir une partie intégrante des lieux.


Texte : Myriam Baril-Tessier et Justin Richier

Photos : Myriam Baril-Tessier

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