Entre ciels et terres
Ce n’est pas la première fois que l’on s’aventure en Islande, ni même la seconde, pourtant, l’excitation de retrouver ce pays qui a vu naître notre passion commune pour la photographie était grande, pleine de promesses. Ce voyage grandissait dans nos esprits depuis de longs mois déjà. Les conditions extrêmes, la lumière rasante des courtes journées, le rêve ultime de pouvoir observer pour la première fois les aurores boréales durant les longues nuits, la violence des éléments. C’est empreint de cet imaginaire que l’on se fait du Nord que nous avons, pendant 15 jours, suivi la route 1 — accrochés à l’hiver, stoppés par les tempêtes, illuminés par les nuits vertes, aveuglés par le blizzard et poussés par les vents — pour aller au bout du monde.
Le vrai défi de ce voyage, c’était de composer avec la météo, les routes qui s’ouvrent et se ferment, les nuits sans sommeil à attendre les aurores, les tempêtes qui ne préviennent pas. Très vite, l’itinéraire que l’on avait imaginé s’est fait balayer par l’hiver pour laisser place à une progression au jour le jour, quelque chose de beaucoup plus instinctif. Il y a ici cette notion d’évaluer les risques, de tâter le terrain, de surveiller les prévisions — Passera? Ou ne passera pas? — avec pour seul et même but d’avancer.
D’abord le sud, ses chutes et ses glaciers. Les fjords de l’Est, isolés. Mývatn et la géothermie. Nous progressons dans le sens inverse des aiguilles d’une montre sur l’île, mais il fallait faire un détour, étirer le voyage et rouler à s’en brûler les yeux pour voir se dessiner, pas à pas, l’endroit où tout a commencé. Voilà déjà plusieurs jours que nos journées sont rythmées par la neige et nos nuits ponctuées d’aurores boréales. Jusqu’ici, nous nous sommes frayé un chemin, souvent agrippés à la route, avec une visibilité malmenée par le blizzard.
« Lokað vegur » — « route fermée ». Aux portes des fjords de l’Ouest, la tempête sévit sur le tronçon de la route 61 qui traverse le col Steingríms- fjarðarheiði. À mesure que le temps passe, les naufragés de la route s’agglutinent dans la petite salle de la station-service d’Holmavik — village qui, par bien des aspects, a des airs de bout du monde, mêlant un côté simple, austère et dramatique à la fois. Il y a ceux qui rebroussent chemin, et ceux qui s’accrochent à l’espoir que la route rouvre. Parce que les fjords de l’Ouest en hiver, ça se mérite.
Entre terre ferme et vent enragé surgissent les spectaculaires fjords de l’Ouest, montagnes qui laissent entrer un bout d’océan. Dans le ciel, d’épais nuages dansent autour des pics vertigineux. Il est à peine midi et pourtant, le soleil est déjà presque absent. Ce demi-jour, particulier aux pays nordiques, plane dans les airs et laisse s’égarer une aura énigmatique. Le vent souffle, la noirceur du ciel est reflétée par l’eau et les vagues viennent s’écraser à nos pieds. L’endroit ne s’était encore jamais exprimé, à nos yeux, si beau et si dramatique.
Chaque côte, chaque falaise livre une nouvelle perspective de ce paysage déchiré et complexe. Au loin s’avance dans les eaux sombres le Kirkjufell, pic volcanique abrasé par les glaciers. La nuit venue, nous revenons au pied de la montagne, à la fois perplexes et bouillonnants à l’idée de voir quelque chose ce soir.
Une épaisse couche de nuages s’est installée tout autour du volcan et laisse entrevoir au loin un ciel coloré de vert. C’est sûr, elles ne sont pas loin! Un changement dans l’air est perceptible. Les fortes rafales de vent transportent le froid mordant, un son sourd se répand et soudain, la neige. Il ne faut pas longtemps pour qu’elle recouvre notre voiture, et anéantisse l’espoir de pouvoir observer l’aurore qui se jouait au loin. Après avoir balayé l’ouest, la tempête qui s’abattait sur nous depuis une trentaine de minutes s’est enfin essoufflée, et à travers un amas de nuages en mouvement commence l’un des spectacles les plus imprévisibles qui soient.
Au bout de la nuit, au creux de l’obscurité, quand même l’océan devient silencieux et que tout le monde dort, elle apparaît. On ressent une certaine poussée d’adrénaline à observer ce phénomène insaisissable et en perpétuelle mouvance. Cette impression qu’à tout moment, elle peut danser ici, juste à côté et la minute suivante, s’évanouir aussi vite qu’elle est apparue.
De grands arcs fluorescents ondulent au-dessus de nos têtes. Très vite, le phénomène s’intensifie et illumine tout le ciel. « Wouah, j’sais même plus vers où pointer l’appareil. C’est FOU. » D’un côté, une traînée dont il est quasiment impossible d’en déterminer le début et la fin déchire le ciel en deux. De l’autre, le Kirkjufell encore couronné de nuages est encerclé par les aurores qui flottent comme en apesanteur tout autour de lui. Vision surréaliste et puissante qui, en ces courts instants, marque nos esprits.
Les formes se font et se défont comme si le vent faisait voler un morceau de tissu. Dès lors, libre à chacun d’imaginer ce qu’il veut, une silhouette, un animal, un esprit. Rares sont les fois où, durant ce voyage, j’ai pu observer une aurore aussi distinctement, au point d’en étudier ses mouvements, ses formes et ses lumières.
Il y a quelque chose de fou dans ce pays. C’est soit beau, soit surprenant. Tu peux te promener partout et te retrouver seul avec le son du silence, le monde à tes pieds.
Texte et photos
Un Cercle, @uncercle
Pauline Barré et Mickael Samama