Cyclades

Les talons bien fichés dans le sable, j’attends la prochaine vague. J’aime jouer à ce test de force depuis toute petite; je me sens fière de résister à cette masse d’eau mouvante. Ma mère m’observe comme si j’avais encore 6 ans. Nous voyageons toutes les deux pour retrouver un peu de nous là-bas. La vie en France nous éloigne, car je travaille trop, et elle plus assez. Depuis la retraite, Madame est toujours en vacances, à droite et à gauche, alors pour une fois, c’est à mes côtés qu’elle part. Un peu d’égoïsme et ma maman rien qu’à moi.

Dans un premier temps, nous avons fait une halte de quelques nuits sur l’île de Santorin, une des beautés des Cyclades, dans la mer Égée, au sud de la Grèce. Les touristes affluent ici comme la houle, et dans cette mer-là, je ne mets guère les pieds d’habitude. Mais il en faut pour tous les goûts, car je ne suis pas seule dans ce séjour. Aussi, nous passons hâtivement par les incontournables Oia et Fira qui brillent sur la côte brune. Les petites maisons blanches rondouillardes s’amoncellent à flanc de falaises comme semées face au soleil pour égayer de leur lumière les récifs accidentés de cette île volcanique. Face à elles, le cratère bancal à moitié englouti se joue du va-et-vient continu des bateaux. Et comme les tournesols, les ombres des bâtisses ne cessent de tourner sur elles-mêmes. Toute cette petite danse ne s’achève qu’avec la fin du jour qui s’avère être un spectacle époustouflant neuf fois sur dix.

Ensuite, sur la route, nous découvrons un petit village de pêcheurs encore préservé où je tombe amoureuse. Amoureuse des ruelles étroites et de l’aurore qui change lentement la teinte des façades. Le village d’Emporio déroge à la règle du tout blanc typiquement grec. La colline, sur laquelle les habitations se serrent tendrement, a été balayée d’un coup de brosse de peintre. En effet, le mont Prophète Elias, le point culminant de l’île, offre un dégradé orangé qui atteint son apothéose autour du château médiéval. Ainsi, le Kastelli d’Emporio, discrètement lové entre les murs imbriqués, semble vouloir s’échapper par le ciel de ce trop-plein d’amour. Tout est en harmonie, jusqu’à la plante grasse qui déborde d’une anfractuosité ou cette chaise maladroite laissée au milieu d’une placette. J’aimerais donner aux heures qui s’étirent des noms de couleur. 6 h : vanille champagne. 7 h : maïs pêche. 8 h : corail tangerine.

Le calme d’Emporio nous a rendues avides d’air marin et de douceur méditerranéenne. Nous prenons la mer en direction d’une des îles les plus sauvages de l’archipel des Cyclades. Les reliefs ondulants de Milos nous accueillent pour une exploration entre mer et terre, entre garrigue et tamaris, entre bleu et ocre. Le bonheur de flâner la vitre ouverte avec le vent iodé qui ébouriffe nos cheveux et leur donne du ressort. Bien cachés, les petits ports typiques ponctuent les rives de grandes étendues désertiques et arides. Aussi, chacun propose une ribambelle de restaurants ensoleillés où l’on se régale de crustacés et de poissons grillés à la plancha. La journée se répète inlassablement au même rythme, et l’aventure s’arrête souvent sur une plage paradisiaque adossée à un escarpement monumental.

MILOS

Les plages de Milos n’ont rien de comparable dans le monde. Ancienne résurgence volcanique, la géologie y est précieuse. Et certaines roches sont des bijoux de terres naturelles. D’ailleurs, les falaises de Paliochori témoignent de l’activité sismique intense du passé. C’est comme si le paysage s’était réinventé à partir d’une palette vive qui décline désormais ses couleurs selon l’intensité lumineuse. Je frémis. Les rouleaux frais viennent lécher mes pieds nus et charrient entre mes orteils des petits cailloux scintillants. Ma mère s’est mise à l’ombre d’une cavité dans le calcaire rayé de strates de soufre jaune primaire. La réverbération est violente. Ça me fait froncer le nez, plisser les yeux, mais impossible de ne pas regarder. Les remous hypnotiques happent les pensées, et les heures s’étiolent à ne rien faire.

C’est bon de prendre le temps et de suivre ses envies. L’eau miroitante me tire de ma léthargie comme le mirage pour l’assoiffé. Les joues rougies, la peau brûlante, j’ai perdu la notion de l’heure. Probablement cuivre ambre moins le quart. Nous nous permettons un énième bain dans l’eau cristalline avant de reprendre la route. Alors, l’escapade routière s’improvise pour surprendre des criques timides ou des troupeaux de chèvres nomades. Hélas, la petite voiture de location a ses limites, et je fais souvent demi-tour face à l’absence de bitume. En fait, l’île est encore très authentique, loin de l’image surfaite des Cyclades. Les cubes blancs s’articulent autour de quelques demi-cylindres couchés qui font office d’églises. Sans les touristes, tout est très minimaliste dans ces paysages isolés


Le vent me plaque la bouche, je pourrais crier sans qu’aucun son n’atteigne mes oreilles. C’est une journée avec le Meltem, ce vent tant redouté par les navigateurs qui soulève et renverse les embarcations. La mer Égée se déchaîne et devient sourde aux baigneurs. Ce sont justement ces vagues qui ont façonné les rochers du nord de l’île. Il faudra attendre une accalmie pour découvrir plus amplement ce lieu unique creusé par le temps et le combat des éléments. Entre les formes organiques blanches, le soleil structure ce qu’il peut. S’accrochant à la moindre brisure. Ça claque, ça vibre. Les lumières contrastent si fort que tout semble cassant.

Nous dormons dans une maison traditionnelle de Plaka perchée sur la plus haute colline. Or le village est réputé pour son coucher de soleil grandiose. L’accès se fait par une petite échelle en bois qui mène à une trappe dans le sol de l’étage. Là, les meubles parlent de l’époque, celle où la dentelle se déposait sur les tables, où les bois cirés avaient une odeur. Le bac de douche donne sur l’évier et la cuisine sur les toilettes, mais depuis l’entrebâillement des portes-fenêtres, je vois la boule de feu descendre sur un lit rose et or.

Par les carreaux de verre ancien, je vois la silhouette de ma mère appuyée sur la balustrade en fer forgé du minuscule balcon. Je la rejoins pour profiter des dernières lueurs. De part et d’autre, la côte s’étend, et nous distinguons les rochers de Sarakiniko qui s’éteignent dans les bleus nuit.


Texte : Vanessa Martin

photos : Vanessa Martin

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